Le référendum qui le 25 septembre 1961 abolit la monarchie et instaura la république au Rwanda par F. Rudakemwa

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BrÈve historique de “Kamarampaka” :

 

les-%C3%A9l%C3%A9ctions-dites-kamarampak Les éléctions dites Kamarampaka

 

 

 

« Plus on connaitra l’Histoire, plus le ressentiment s’effacera » (Marc Ferro)

 

  

 I. RUDAHIGWA DANS LA TOURMENTE

 

Tandis que, depuis trois ans au moins, il entretenait des rapports exécrables avec l’autorité coloniale belge et la mission catholique, les deux institutions qui l’avaient créé en 1931, le roi Charles Léon Pierre Mutara III Rudahigwa meurt inopinément le 25 juillet 1959 à Bujumbura (Burundi) entre les mains de son médecin soignant, le Dr. Julien Vyncke, de nationalité belge. La reine mère ayant rejeté la proposition d’une autopsie, les rumeurs allèrent bon train sur les causes de cette mort subite. L’hypothèse avancée par les médecins fut celle d’un accident cérébral majeur due à une incompatibilité entre la double cure que subissait le roi contre la stérilité et pour la désintoxication d’une part, et l’alcool qu’il continuait à consommer en quantité excessive d’autre part. Les milieux de la cour propagèrent des suspicions selon lesquelles le roi aurait été empoisonné par son médecin soignant, le commanditaire du crime étant « l’autorité coloniale belge » avec la complicité ou l’accord tacite de Monseigneur André Perraudin, vicaire apostolique de Kabgayi. Les fins connaisseurs du code ésotérique (Ubwiru) régissant la monarchie au Rwanda et de toutes les croyances, pratiques et rites qu’il prescrit crurent y déceler un suicide rituel.

 

Pourquoi un suicide ? Parce que selon la coutume, l’intérêt supérieur de la dynastie prévoyait que : « Iyo Mutara atakibasha gufora umuheto, aratanga ». Ce qui signifie : « Quand un roi portant le nom dynastique de Mutara ne parvient plus à tendre l’arc (à tirer à l’arc), il doit céder ». Or, pour la bonne raison que « Nta bami babiri mu gihugu kimwe – Il ne peut y avoir deux rois dans un même pays -», le souverain ne pouvait céder ni par l’abdication, ni par la retraite, mais seulement par la mort. Tant et si bien que l’expression rwandaise « umwami yatanze (le roi a cédé) » signifie : «Le roi est mort ».

le-cercueil-du-roi-rudahigwa.jpgLe cercueil du roi Rudahigwa

Au soir de sa vie, Mutara III Rudahigwa (16.11.1931 – 25.7.1959) était entrain de perdre sur quatre fronts. Le premier champ de bataille était la fronde hutu. Il ne parvenait pas à la freiner. Le second front où il perdait était constitué par la présence au Rwanda de ses ex fidèles  alliés : les autorités coloniales. Il ne parvenait pas à obtenir une indépendance précipitée qui lui aurait permis de réprimer dans le sang la fronde hutu, et ainsi réduire en esclavage le reste de la population hutu. En troisième lieu, il perdait dans la guerre impie et inutile qu’il menait contre l’Eglise catholique et notamment la haine qu’il avait jurée à Mgr André Perraudin, vicaire apostolique de Kabgayi du 18 décembre 1955 au 7 octobre 1989[1]. Déjà en 1952, bien avant l’avènement de Mgr Perraudin, Rudahigwa aurait voulu que le premier vicariat indigène ait son siège à Nyanza, et non à Nyundo. Vue la proximité entre Nyanza et Kabgayi, cette collocation aurait signifié pour Kabgayi la perte de ses droits de premier-né et l’émergence d’une « Eglise nationale » sous les ordres de la dynastie nyiginya. Enfin, le roi Rudahigwa ne parvenait pas à s’imposer aux faucons de son propre entourage. Les fils de ses proches collaborateurs osaient même mettre en doute ses capacités techniques et intellectuelles du moment, disaient-ils, « qu’il n’a pas un diplôme d’études secondaires ». Comme si cela ne suffisait pas, le malheur avait voulu qu’il fût stérile. Il n’y avait plus d’espoir qu’il puisse, un jour, donner un héritier au royaume, assurant ainsi la pérennité de la dynastie. Est-ce pour tous ces motifs qu’il avait commencé à consommer trop d’alcool et à fréquenter des individus peu recommandables?[2] C’est le cas de le dire, en 1959, Rudahigwa ne parvenait plus à « gufora umuheto ». Pour les gardiens de la pureté des traditions, le moment était venu pour lui de s’en aller[3].

la-cour-en-dueil.jpgLa cour en dueil

Pourquoi un suicide rituel ? « Du moment qu’il devait “gutanga”, c’était évidemment mieux qu’il le fît en « umucengeri (libérateur) ». Au moins, sa mort aurait servi à quelque chose. Le libérateur-Umucengeri était une arme humaine très redoutée au Rwanda et au Burundi. Il s’agissait d’un membre de la famille royale désigné pour aller verser son sang en territoire ennemi. Plus la provenance nobiliaire du héros malgré soi était haute, plus les effets de son immolation, croyait-on, auraient été dévastateurs. Ce sacrifice était censé causer à l’ennemi tous les malheurs possibles et imaginables : défaite, capture, mise à mort, mutilation et enfin, conquête et soumission de son pays. Dans le cas qui nous occupe, il s’agissait du roi en personne qui, comme Ruganzu I Bwimba naguère au Gisaka, allait mourir à Bujumbura, siège et symbole d’une domination étrangère sur le Rwanda et le Burundi. Qui plus est, il allait expirer entrer les mains d’un Belge. Il importe peu que ce dernier soit un simple médecin. La mort du roi devait produire sur lui et sur sa Belgique les mêmes effets qu’un tir à bout portant avec gros calibre sur un adversaire bien choisi.

 

II. LES FAUCONS SE DÉCHAÎNENT

 

À son enterrement le 29 juillet 1959 à Mwima, près de Nyanza, il y avait une absence très remarquée : celle de l’abbé Alexis Kagame, conseiller très écouté du roi défunt et précepteur du prince Jean Baptiste Ndahindurwa, demi-frère de Rudahigwa. Le prêtre justifiera son absence par l’incapacité où il se serait trouvé sur le tronçon de la route Butare-Nyanza de dépasser (doubler) la file ininterrompue de véhicules à bord desquels une foule immense de gens se rendait à Nyanza pour un dernier hommage au roi défunt. Il aurait alors préféré rebrousser chemin. À dire vrai, l’abbé Kagame aurait craint d’être témoin et, pire encore, complice réel ou supposé d’un forfait que des extrémistes monarchistes envisageaient de perpétrer : assassiner pendant les funérailles mêmes Monsieur Jean Paul Harroy, vice-gouverneur général du Rwanda-Urundi, l’un ou l’autre de ses proches collaborateurs, sans épargner, le cas échéant, Mgr André Perraudin, vicaire apostolique de Kabgayi. Ainsi, le roi aurait-il été vengé comme il convenait. Tout roi mort, en effet, devait être vengé. Même celui qui mourait de mort visiblement naturelle, celui qui tombait sur le champ de bataille ou victime d’un accident au cours d’une partie de chasse : tous devaient être vengés. Cette vengeance rituelle constituait, pour le nouveau roi et pour ses proches, une belle occasion de se débarrasser des ennemis, adversaires et autres concurrents faussement accusés d’avoir provoqué la mort du monarque précédent par le poison ou par un mauvais sort qu’ils lui auraient jeté. La personne ou le groupe de personnes désignées, avec les membres de leurs familles et surtout les mâles, subissaient alors d’horribles tortures avant d’être passées au fil de l’épée, du marteau ou de la hache.

 

À défaut de consommer ce crime dont les conséquences auraient été imprévisibles, ceux qui l’avaient ourdi réussirent au moins à mettre la puissance coloniale belge devant un fait accompli. En effet, devant le caveau où allait descendre la dépouille mortelle du roi Rudahigwa, ils proclamèrent unilatéralement le prince Jean Baptiste Ndahindurwa nouveau roi du Rwanda. Ils poussèrent l’indécence à le fêter d’une manière tapageuse. Ils ne disaient pas : « Le roi est mort, vive le roi » comme faisaient les Français ; ils criaient plutôt : « Enterrez votre roi ; nous autres, nous avons le nôtre !  (Muhambe umwami wanyu, twe twiboneye uwacu !) ». Le haut représentant de la Belgique au Rwanda accusa le coup. En effet, comme le démontre une photo qui existe encore aujourd’hui, les participants virent Monsieur Jean Paul Harroy en tenue de cérémonie devenir sombre au visage, serrer les dents et fermer les poings comme pour contenir un fort sentiment de réprobation intérieure.

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C’est que le gouvernement belge entendait prendre tout le temps nécessaire pour proposer au trône du Rwanda un roi constitutionnel ou un conseil de régence, c’est-à-dire un homme ou un groupe d’hommes à la hauteur de la tâche, capables d’affronter avec habileté et sagesse la difficile phase de l’Histoire d’un pays qui se préparait à la démocratisation, à la décolonisation et à la suppression de plusieurs injustices sociales devenues insupportables. Exactement tout le contraire de ce qu’était le prince Ndahindurwa. Et « Kigeri », le nom de règne qu’il devait prendre, n’inspirait guère plus de confiance. Le code ésotérique faisait en effet des « Kigeri » des rois de la guerre, et le dernier monarque qui avait porté ce nom, Kigeri IV Rwabugiri (1853-1895), s’était distingué par une cruauté inédite.

 

Par la surprise de Mwima, les extrémistes monarchistes venaient d’annoncer la couleur. Tenant le nouveau roi en otage, ils vont multiplier des gaffes qui porteront la monarchie à son déclin et à son abolition le 28 janvier 1961 à Gitarama par les représentants du peuple et, d’une manière définitive, par voie des urnes au suffrage universel le 25 septembre de la même année. Ces consultations portaient et portent encore le nom de « Kamarampaka ». Une expression que tous les Rwandais comprennent bien et qui signifie « fait, geste, objet, témoignage qui met fin au suspens, aux litiges, aux discussions parce que impartial ». Jusqu’aujourd’hui encore, on entend les Rwandais dire : « Kamarampaka ni umunzani », ce qui signifie : « L’arbitre, le juge impartial, c’est la balance».

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Le but poursuivi par les monarchistes extrémistes consistait à briser la fronde des Bahutu et à renforcer “l’ancien régime” féodo-monarchique fait d’injustices sociales, de privilèges mal acquis, d’oppression à l’égard des Bahutu et de pouvoir sans partage. Quant aux Belges, les monarchistes espéraient pouvoir les faire déguerpir en s’appuyant sur l’ONU en général, et en particulier sur le bloc communiste, et notamment sur l’URSS et la Chine pour livraison d’armes et de munitions au cas où… .

Passons en revue les erreurs qu’ils ont commises et qui ont porté à la chute de la monarchie qu’ils entendaient sauver.

 

1. Après le fait accompli de Mwima, ils mettent à la tête de leur faction Mr Rukeba “au détriment de Cosma Rebero [un Muhutu] à qui Mutara III avait destiné cette fonction”. Alexis Kagame décrit Rukeba comme « un homme intransigeant et buté, derrière lequel se retirèrent les hommes modérés ». Et d’ajouter :

 

Les Factions opposées, dans ces circonstances, ne pouvaient en conséquence trouver un meilleur adversaire, car il ne devait pas tarder à compromettre la cause qu’il était chargé de défendre[4].

 

2. Proclamé roi, accueilli et fêté d’une manière indécente devant le caveau où allait descendre la dépouille mortelle de son demi-frère et prédécesseur, Jean Baptiste Ndahindurwa ne sera jamais intronisé. Juridiquement, il n’a jamais été roi du Rwanda car, selon le droit coutumier rwandais, le prince désigné pour monter au trône ne devenait roi qu’après l’intronisation. Or, Ndahindurwa n’a pas été intronisé parce que les faucons du parti monarchiste et ce qui restait des détenteurs du code ésotérique (Abiru) ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur la manière dont serait organisée la cérémonie. Les monarchistes intransigeants voulaient que l’intronisation se fasse ésotériquement, sans aucun témoin qui ne fût Rwandais. Les modérés proposèrent qu’une partie du cérémonial fût célébrée à l’abri des regards indiscrets (à l’intérieur), et qu’à l’extérieur fût célébrée la partie où intervenaient les « Familles des Abiru ». Ce compromis échoua parce que “ ces gens ne voulaient admettre à l’intérieur que quelques personnages d’entre les invités ”. Le seul « technicien » qui détenait le code ésotérique dans son entièreté déclara

 

qu’il n’y assisterait pas si tous les invités de marque, Représentants de la Tutelle en tête, n’y assistaient pas. Or il était entendu que sa présence garantissait l’absence de toute cérémonie en désaccord avec la Doctrine de l’Église[5].

 

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À défaut d’être intronisé, le prince Ndahindurwa prêtera son serment d’investiture le 9 octobre 1959 à Kigali, en présence du vice-gouverneur général, en qualité de « monarque constitutionnel ». « Une comédie » dira Alexis Kagame, commentant ce titre de « monarque constitutionnel ». Pour un souverain du Rwanda de l’époque et même d’aujourd’hui, parler d’un « monarque constitutionnel qui règne sans gouverner » était tout simplement une contradiction dans les termes. Pire encore, l’idée que le chef de l’exécutif pouvait provenir de l’ethnie majoritaire des Bahutu constituait une offense à la dynastie des Abanyiginya. Il a tout de même apposé sa signature au bas du serment parce que, en Munyarwanda traditionnel et précolonial qu’il était redevenu, il ne se sentait pas engagé par ce qu’il signait, mais plutôt par ce qu’il pensait en son cœur. “Kami ka muntu ni umutima we”. Ce proverbe rwandais dit que « pour chaque personne, l’unique roi bien aimé à servir en premier lieu, toujours et partout, est son cœur (sa conscience) ». Et s’il y a devoir moral de tenir promesse, il s’agit d’une promesse faite aux confidents et aux amis, et non de celle faite aux étrangers et aux adversaires. À ces derniers, il est permis de faire tout le mal possible « en pensée, en parole, par action et par omission ». Telle était la mentalité, la moralité dans laquelle étaient retombés nos monarchistes impénitents qui croyaient encore en la magie du code ésotérique.

 

3. Tout donne à penser que l’entourage de Ndahindurwa voulait l’amener à croiser à tout prix un bras de fer avec la Belgique. Au milieu du mois d’octobre, le nouveau roi prend fait et cause pour trois notables qui faisaient l’objet de mutations disciplinaires suite à des propos incendiaires qu’ils avaient tenus dans des meetings de l’UNAR contre les leaders Bahutu et l’administration coloniale dont ils faisaient par ailleurs partie. Pire encore, vers la fin d’octobre 1959, le Mwami du Rwanda et son homologue du Burundi, reçoivent une invitation de Sa Majesté le Roi Baudouin I pour une audience prévue à Bruxelles le 9 novembre suivant. Les trois devaient s’entretenir d’une déclaration que le gouvernement belge était sur le point de faire concernant la politique à mener dans les deux pays. Il y allait donc de l’intérêt supérieur des deux colonies et de leurs populations. Face à ce projet de voyage, l’entourage de Ndahindurwa se divisa en deux parties. Les Abiru, entichés de leur influence enfin retrouvée sur un prince faible s’opposèrent à tout déplacement du roi pour le seul motif qu’il n’avait pas encore été intronisé. D’autres estimaient que “récuser l’invitation du Roi des Belges était une faute politique de premier ordre et qu’il ne pouvait y voir la moindre excuse valable”. La raison des Abiru fut la meilleure, et Ndahindurwa commit la faute politique de décliner l’invitation de S.M Baudouin I. « Le Vice-Gouverneur Général recourut à tous les moyens possibles pour décider Kigeri V à répondre à l’invitation : tout sera sans résultat »[6]. Du moment que Ndahindurwa avait choisi de briller par son absence, d’autres commencèrent à décider des affaires et du futur du Rwanda comme si lui n’existait pas. Son père, Yuhi V Musinga (1897-1931), avait fait de même.

 

4. En ce mois d’octobre 1959, les monarchistes du parti UNAR multiplièrent les agressions verbales et physiques contre les leaders de la fronde des Bahutu. Le 1 novembre à Byimana (centre), des membres de la jeunesse de ce parti molestèrent Monsieur Dominique Mbonyumutwa, sous-chef de Ndiza et futur président ad intérim du Rwanda. « La goutte fit déborder le vase » et la révolution sociale de novembre 1959 éclata. Les monarchistes en sortirent perdants sur toute la ligne. Peu d’entre eux y perdirent la vie, les plus virulents prirent le chemin de l’exil ; mais d’autres, en très grand nombre, restèrent au Rwanda. Ndahindurwa n’apprit rien de ces événements et continua à multiplier les erreurs.

 

5. “Ce fut le 10 novembre qu’eut lieu la Déclaration Gouvernementale, tant attendue, sur la politique que la Belgique entendait appliquer au Rwanda et au Burundi”. La Déclaration prévoyait que la marche du Rwanda vers l’indépendance aurait suivi certaines étapes dont  une réforme administrative, ainsi que des élections communales et législatives. Entre autres, la réforme administrative transformait les sous-chefferies en communes en regroupant les plus petites et dotait le pays d’un Conseil Spécial provisoire chargé d’épauler le roi, composé de six membres nommés par le vice-gouverneur général et présidé par le Conseiller du Mwami.

 

L’installation du Conseil Spécial eut lieu à Kigali le 4 février [1960], et Kigeli V eut la malencontreuse idée de ne pas y assister. Dans son allocution d’installation, M. Harroy [vice-gouverneur général] exprima, à juste titre, les regrets de cette absence[7].

 

Absence d’autant plus étrange que le Conseiller du Mwami et président du Conseil Spécial provisoire était François Ruzibiza, le propre frère du roi.  Comme la suite des événements va le prouver, Ndahindurwa a boycotté les cérémonies parce que l’un ou l’autre membre du conseil était de l’ethnie majoritaire des Bahutu.

  

6. La Déclaration Gouvernementale prévoyait la tenue d’élections communales le 27 juin 1960. Au mois de mai, le comité de l’UNAR de l’étranger enjoignit aux unaristes de l’intérieur de boycotter ces élections et intima aux unaristes membres du Conseil Spécial provisoire de démissionner en bloc. “Et l’UNAR de l’intérieur obtempéra sans plus !”. Pourtant, beaucoup de Rwandais étaient encore monarchistes dans leur pensée et dans leur cœur ; et l’UNAR qui jouissait encore d’une forte influence dans certaines régions aurait remporté les élections dans plusieurs communes. En boycottant ces élections communales, l’UNAR se suicidait politiquement.

 

Elle se condamnait d’abord à la famine en ne permettant pas à ses leaders locaux de toucher des rémunérations ; elle perdait les moyens de discuter les décisions à prendre dans les conseils communaux ; elle se privait du prestige que les populations attachent aux représentants de l’autorité. Et pour tout dire, ce Parti s’était délibérément mis « en l’air », sans plus de place où poser solidement le pied sur le sol du Rwanda[8].

 

De même, en démissionnant du Conseil Spécial provisoire, les unaristes restés au Rwanda

 

permettaient à leurs adversaires de délibérer entre eux, sans plus aucune gêne. Ils leur laissaient à eux seuls l’usage des moyens matériels attachés à cette fonction, tout juste aux approches des élections. Il est vrai que, pour son malheur, l’UNAR n’en faisait aucun cas ![9]

 

À la question de savoir pourquoi l’UNAR de l’étranger qui ne manquait pourtant pas d’analystes politiques a pris une décision si maladroite et lourde de conséquences désastreuses, il y a deux réponses. La première est le refus de toute possibilité de partager le pouvoir avec les Bahutu ou celle de voir un Mututsi devenir subalterne d’un Muhutu. Pour eux, c’était tout simplement impensable ! La seconde réponse vient des rivalités et des ambitions personnelles qui, comme disait le grand philosophe allemand Emmanuel Kandt, « changent des gens raisonnables en fous qui déraisonnent ». Il a été dit, en effet, que

les leaders de l’étranger redoutaient de voir surgir des successeurs qui deviendraient sur place les seuls interlocuteurs valables et occuperaient ainsi les premières places dont l’ONU était censée devoir faire cadeau aux défenseurs du Nationalisme intransigeant[10].

 

Constatant que l’UNAR rendait impossible toute forme de collaboration, le PARMEHUTU qui était jusqu’ici favorable à une monarchie constitutionnelle devint un Mouvement Démocratique Républicain (MDR) farouchement opposé non pas aux Batutsi, mais à la monarchie. Tandis qu’elle perdait au Rwanda, l’UNAR marquait des points à l’ONU comme nous allons le voir à partir du paragraphe n° 7. Mais à cause de leur orgueil et de leurs maladresses, les unaristes finissaient par perdre les avantages que normalement leurs victoires à l’ONU auraient dû générer.

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7. À la demande du Conseil de tutelle de l’ONU qui voulait désamorcer les tensions au Rwanda, le gouvernement belge aurait voulu inviter les partis politiques nationaux du Rwanda (PARMEHUTU, APROSOMA, RADER et UNAR) à un colloque qui devait se tenir à Bruxelles du 30 mai au 4 juin 1960. À la fin, il renonça à cette rencontre qui aurait pris une couleur politique et préféra convoquer le Conseil Spécial provisoire en tant que tel, abstraction faite des partis politiques que ses membres représentaient. Les unaristes n’y allèrent pas « parce que le ministre belge avait décidé de la date et du lieu de la rencontre sans les consulter » (!). Le colloque de Bruxelles aura lieu les 2 et 3 juin en l’absence des unaristes, et approuvera ses conclusions le 7 juin. L’une de ces conclusions érige en infraction l’incitation menée par l’UNAR à s’abstenir du vote aux élections prévues. Les élections auront lieu comme prévu à la fin du moi de juin, encore une fois sans la participation des unaristes. Le résultat de leur obstructionnisme à outrance sera que « l’organisation future du pays va s’esquisser aussi en leur absence[11] ».

 

8. En cet été 1960, la Belgique était très critiquée par la communauté internationale à cause des événements tragiques survenus au Congo aussitôt après son accession à l’indépendance, le 30 juin : sécession du Katanga, guerre civile, troubles meurtrières, etc. Pour pouvoir consacrer toute l’attention, tout le temps, tous les moyens matériels et humains à ce dossier très délicat, le premier ministre belge, Mr Gaston Eyskens, envisagea pour son pays l’abandon anticipé de la tutelle sur le Rwanda, la nomination par l’ONU d’un observateur permanent au Rwanda, l’intervention de soldats de l’ONU au Rwanda pour collaborer avec les troupes belges au maintien de l’ordre ; l’organisation d’élections législatives devait être renvoyée aux calendes grecques. Cela coïncidait exactement avec ce que voulaient Ndahindurwa, l’UNAR et les monarchistes. Mal informée, l’ONU leur aurait offert la victoire sur un plateau d’argent, ignorant que leur nationalisme ne différait en rien de celui des Nazis de Hitler. A Bruxelles, l’idée d’une sortie précipitée et humiliante de la scène du Rwanda ne rencontrait guère l’assentiment des autres ministres, et encore moins celui de l’autorité coloniale sur place au Rwanda. Le premier ministre ne démordit pas et envoya son ministre des affaires étrangères, Monsieur le Comte d’Aspromont-Lynden, sonder le terrain et évaluer les possibilités, les avantages et les inconvénients de cet éventuel “décrochage”. Une fois arrivé à Bujumbura, Monsieur le Comte d’Aspromont-Lynden

aurait souhaité rencontrer Kigeli V en personne ; celui-ci proposa ensuite de se faire représenter par une délégation ; le ministre condescendit à accepter la proposition, mais finalement la délégation ne vint pas[12].

 

Alexis Kagame conjecture les raisons qui auraient poussé Kigeli V à perdre cette occasion unique : 1) son entourage, qui vivait de lui, pouvait redouter que s’il rentrait à Bujumbura, il n’y fut définitivement retenu. 2) Pour Kigeli V, traiter avec le ministre aurait signifié se reconnaître inférieur à lui. 3) Ses conseillers avaient choisi irrévocablement l’ONU en direct, et la proposition de traiter avec le ministre par délégation pouvait avoir été imaginée dans l’espoir que le ministre l’aurait rejetée.

 

La conclusion en fut, en tous les cas, que le ministre touchait du doigt l’impossibilité de faire entrer Kigeli V dans la ligne que, à son insu, Bruxelles imaginait en sa faveur. Le ministre en dut être irrité, et on le serait à moins[13].

 

Les monarchistes, Ndahindurwa en tête, venaient de décevoir, voire de dégoûter profondément la puissance coloniale belge qui pourtant était restée jusqu’au bout fidèle à son principe de gouvernement indirect. Elle se sentait trahie par ceux qui avaient été ses alliés pendant plus d’un demi-siècle et auxquels elle avait prodigué toutes les faveurs possibles et imaginables au détriment de l’ethnie majoritaire des Bahutu. De son côté, le Rwanda poursuivait sa marche vers l’autonomie interne et l’indépendance. Après les élections communales, la Déclaration gouvernementale belge du 10 novembre 1959 prévoyait l’installation d’un conseil (parlement) et d’un gouvernement provisoire. Cette étape fut franchie le 26 octobre 1960.

  

En vue de l’étape suivante, à savoir des élections législatives prévues pour janvier 1961, le gouvernement belge décida d’organiser un colloque où seraient représentés les partis politiques et le gouvernement provisoire, d’une part et les autorités de Tutelle d’autre part. Le colloque s’ouvrit à Gisenyi le 7 décembre 1960. L’UNAR qui avait finalement compris que la politique de la chaise vide ne payait pas y participa. Non pas d’une manière constructive, mais visiblement pour en empêcher le bon déroulement. Elle entraîna le RADER dans son sillage. À New York, elle remua ciel et terre et ameuta la quinzième session de l’Assemblée Générale. Tant et si bien que, « quand la Commission IV du Conseil de Tutelle aborda le point 45 de son ordre du jour, sur l’avenir du Rwanda-Urundi, l’atmosphère était hostile à l’administration belge ». Le 20 décembre 1960, l’Assemblée Générale chauffée à blanc par l’UNAR vota la résolution 1579 sur l’avenir du Rwanda-Urundi, et la résolution 1580 concernant le cas de Kigeli V. La résolution 1579 recommandait, entre autres, que les élections législatives prévues pour janvier 1961 soient renvoyées à une date qui serait fixée lors de la reprise de la quinzième session de l’Assemblée Générale. Elle décidait en outre de créer une commission disposant pratiquement d’un droit de regard et d’intervention sur tout ce que faisait la Belgique au Rwanda-Urundi. La résolution 1580 décidait qu’un référendum serait organisé sous la surveillance de la Commission pour le Rwanda-Urundi sur l’institution monarchique et sur la personne du Mwami actuel [Kigeri V Ndahindurwa]. L’UNAR et les monarchistes se pâmaient d’aise ; la Belgique se sentait humiliée et offensée.

 

III. LE TRIOMPHE DES FINES PERDRIX

 

Les deux résolutions provoquèrent une levée de boucliers et un tollé de protestations de la part du MDR-PARMEHUTU, de l’APROSOMA et du RADER ; ce dernier étant souvent en équilibre instable entre les monarchistes et les républicains. À ce point, les trois partis décidèrent de mettre l’ONU et l’UNAR devant un fait accompli : convoquer tous les élus d’octobre 1960 en un congrès national ayant à l’ordre du jour : l’abolition de la monarchie et la proclamation de la république; la suppression de Karinga et son remplacement par un drapeau national; l’élaboration d’une constitution et la mise sur pied d’institutions républicaines : présidence, gouvernement et parlement[14].

le-drapeau-de-la-r%C3%A9publique-rwandaiLe drapeau de la République Rwandaise est plutôt celui-ci !

Le gouvernement belge et ses représentants au Rwanda-Urundi n’y virent rien de mal. Tout en proclamant leur fidèle adhésion aux deux résolutions de l’Assemblée Générale de l’ONU sur le Rwanda, ils fournirent aux militants des partis susnommés un coup de main salutaire pour l’organisation du congrès du 28 janvier 1961 à Gitarama. L’ONU ne s’y reconnaissait plus, et l’UNAR y perdait son latin.

 

La Résolution 1605 du 21 avril 1961 de la quinzième session de l’Assemblée plénière de l’ONU ordonnait le gel des institutions issues du fait accompli (coup d’État de Gitarama) et renvoyait les élections législatives initialement prévues pour janvier 1961 au 25 septembre 1961 sous la supervision de l’ONU. Comme nous l’avons déjà vu, ces élections devaient s’accompagner d’un référendum sur la monarchie et sur la personne de Ndahindurwa. L’électeur devait répondre à une double question : 1) Désirez-vous la monarchie ? 2) Dans l’affirmative, désirez-vous avoir Kigeli V comme Mwami ?

Le devoir électoral s’étendait aux adultes des deux sexes, et le bulletin à liste (pour l’écriture) était remplacé par celui à couleur différenciée : le rouge pour le MDR- PARMEHUTU, le blanc pour l’UNAR, le vert pour l’APROSOMA, le bleu pour le RADER, etc. L’enveloppe pour le référendum contenait deux bulletins : un blanc pour le « oui » à la monarchie, un noir pour le « non » (lequel serait le « oui » pour la république ».

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Aux législatives, le MDR-PARMEHUTU obtint 77,7% des voix correspondant à 35 sièges sur 44 au parlement, l’UNAR récolta 16,8% des voix correspondant à 7 sièges, l’APROSOMA ne dépassa guère le score des 3,5% des voix correspondant à deux sièges au parlement. Au référendum, le Rwanda rejeta la monarchie à la majorité écrasante de 80% des voix en faveur du régime républicain.

 

L’Assemblée législative issue des élections du 25 septembre 1961 fut installée le 2 octobre suivant. Le 4 octobre les députés votèrent à l’unanimité en faveur du régime présidentiel. Le 26 octobre, l’Assemblée élit Monsieur Grégoire Kayibanda président de la République par 36 voix sur 44.

perezida-geregori-kayibanda.jpgPerezida Geregori Kayibanda

  

Le Président de la république présenta ensuite son équipe ministérielle qui reçut la confiance de l’Assemblée par 37 voix et 7 abstentions de l’UNAR évidemment. C’est ce gouvernement qui portera le Rwanda à l’indépendance le 1 juillet 1962. Il n’aura pas la tâche facile. Son engagement à développer un pays pauvre où tout était urgent sera ralenti par la nécessité de faire face aux incursions terroristes des monarchistes désireux de reprendre par les armes ce qu’ils avaient perdu par les urnes.

 

CONCLUSION

 

Actuellement, une certaine version idéologico-officielle de l’Histoire du Rwanda crée la confusion dans les mentalités en omettant délibérément de dire par exemple que :

 

1. Traditionnellement, les Bahutu méprisaient les Batwa.

2. Les Batutsi méprisaient les Bahutu et, par transitivité, ils méprisaient aussi les Batwa.

3. Avant la colonisation, le pouvoir des Abanyiginya n’était solidement implanté qu’au centre et dans une partie de l’est du Rwanda.

4. L’organisation sociopolitique de la zone où dominaient les Abanyiginya se ressentait du mépris mentionné aux points 1 et 2.

5. Tout en ayant quelque chose d’original, cette organisation tenait à la fois du système des castes typique de la société indienne, de l’aryanisme et du nazisme hitlériens et de l’apartheid sud-africain.

6. Ce sont les successives administrations coloniales allemande puis belge qui, dans le cadre de leur politique de gouvernement indirect, ont :

6.1. Sauvé la vie à la dynastie des Abanyiginya sous le règne de Yuhi V Musinga (1896-1931) alors confronté à une forte rébellion interne et à une autre rébellion externe provenant du nord où la domination des Abanyiginya n’arrivait pas.

6.2. Étendu manu militari la domination des Abanyiginya et des autres Batutsi en général au reste du Rwanda tel que nous le connaissons aujourd’hui.

6.3. Permis aux Abanyiginya d’imposer aux territoires annexés à leur domaine l’organisation sociopolitique décrite ci-haut au point 5.

7. L’administration coloniale allemande a étendu et renforcé le pouvoir de Musinga.

8. L’administration belge a ouvert des petites brèches dans l’injuste système sociopolitique traditionnel du Rwanda, mais pour l’essentiel il l’a laissé comme tel et même renforcé encore davantage.

9. Si Musinga a croisé un bras de fer avec l’administration belge et la mission catholique dirigée par son grand ami, le Père Léon Paul Classe, ce n’était pas par nationalisme ; c’était plutôt par nostalgie de la colonisation allemande dont il aurait bien accueilli le retour.

10. Tout le temps de la colonisation, les Bahutu ont subi, dans les domaines administratif, judiciaire, économique, social et culturel, un double joug discriminatoire de la part des Batutsi et de la part des Blancs.

11. Les Abanyiginya en particulier et les Abatutsi en général n’ont jamais refusé de servir comme instruments d’oppression entre les mains des colonisateurs contre les Bahutu. Ce refus aurait été signe d’un vrai nationalisme.

12. Par contre, ils se sont toujours opposés à toute initiative de l’administration belge tendant à alléger l’arbitraire du pouvoir traditionnel ou à supprimer certaines des injustices qui caractérisaient l’organisation sociopolitique indigène.

13. L’administration coloniale belge n’a jamais abandonné ses alliés locaux :

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13.1. ni en 1931, à l’occasion de la déposition et l’envoi en exil de Musinga. Dans l’esprit de ceux qui ont destitué Musinga, son cas devait être dissocié du cas général des Batutsi auxquels les agents coloniaux tenaient beaucoup comme auxiliaires. Le but poursuivi était celui de renforcer la collaboration entre les deux institutions comme la suite l’a par ailleurs démontré.

13.2. ni à la veille de l’indépendance. Les relations entre les deux « complices » se sont brouillées parce que les agents coloniaux trouvaient que les revendications des Bahutu étaient fondées ; tandis que les Batutsi ne voulaient en aucun cas partager le pouvoir avec leurs sujets d’hier ni renoncer à un seul de leurs privilèges multiséculaires mal acquis. Dire que la puissance a changé le fusil d’épaule, qu’elle a appuyé les Bahutu  « plus malléables » dans l’espoir de retarder le plus longtemps possible l’indépendance du Rwanda, tout cela relève d’une profonde mauvaise foi et de ce mépris que les Batutsi ont toujours affiché à l’égard des autres Rwandais[15]. Ce sont plutôt eux, les Batutsi, qui se sont montrés malléables en collaborant avec le colonisateur pendant plus d’un demi-siècle. On ne le dira jamais assez : ils entendaient se faire aider par l’ONU et le bloc communiste pour chasser les Belges sans ménagement et réduire les Bahutu à un état proche de l’esclavage. Par contre, les leaders Bahutu se sont appuyés sur la force du peuple dont ils étaient issus, sur l’appui d’une administration coloniale dont le cœur battait toujours et malgré tout pour les Batutsi. À la fin, les fines perdrix ont triomphé des faucons rapaces.

« Plus on connaîtra l’Histoire, plus le ressentiment s’effacera ». Tout Rwandais, tout homme de bonne volonté devrait réfuter avec vigueur les lieux communs, les idées reçues et autres versions idéologisées de l’Histoire du Rwanda diffusés à jets continus par les médias officiels rwandais et leurs relais à l’étranger. Pour que « la vérité nous rende libres ». Sans la vérité en effet, il ne saurait y avoir de justice ; sans justice, il n’y aura pas de réconciliation ; et sans réconciliation, le Rwanda court le risque de connaître d’autres drames pires que ceux qu’il a connus jusqu’aujourd’hui.

 

 



[1] AA.VV, Brève réponse à quelques calomnies que l’on a lancées contre l’Eglise au Rwanda, inédit, sl, sd.

[2] HARROY J.P., Rwanda, Souvenirs d’un compagnon de la marche du Rwanda vers la démocratie et l’indépendance, Hayez / Bruxelles, ARSOM / Paris, 1984, pp. 212-214.

[3] ID., Op.cit. pp. 269-272.

[4] KAGAME A., Un abrégé de l’histoire du Rwanda de 1853 à 1972, Éditions universitaires du Rwanda, Butare, 1975, p. 262.

[5] ID., Op.cit., p. 264. Ici, l’abbé Alexis Kagame parle certainement de lui-même.

[6] ID., Op.cit., pp. 267-268.

[7] ID., Op.cit., p. 279.

[8] ID., Op.cit., p. 282.

[9] ID., Ibid.

[10] ID., Ibid.

[11] ID., Op.cit., p.283.

[12] ID., Op.cit., p.292.

[13] ID., Ibid.

[14] LOGIEST Guy, Mission au Rwanda. Un Blanc dans la bagarre tutsi-hutu, Editions Didier Hatier, Bruxelles, 1988, pp. 188-190.

 

[15] KAGAME A., Op.cit., p.

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