Lettre ouverte aux Députés de la République Française en prochaine visite au Rwanda pour la commémoration du génocide (Faustin Twagiramungu)

Bruxelles, le 23 mars 2019
Assemblée nationale
126 rue de l'Université
75355 Paris 07 SP
France
Lettre ouverte aux Députés de la République Française:
Madame Sira Sylla, Madame Amélia Lakrafi, Monsieur Hervé Berville.
Concerne : Votre prochaine visite au Rwanda pour la commémoration du génocide
Mesdames les Députées, Monsieur le Député,
J’ai l’honneur de m’adresser à votre haute personnalité en ma qualité de combattant de la démocratie et d’ancien Premier Ministre du Rwanda, pour vous faire partager la pensée d’une majorité des Rwandais, aussi bien ceux qui vivent en exil que ceux de l’intérieur du pays. C’est aussi pour moi un agréable devoir que de vous informer sur la vraie situation sociopolitique du Rwanda, apportant ainsi un autre son de cloches que la propagande officielle, afin que votre mission se déroule dans les meilleures conditions possibles, en termes d’équité et d’efficacité.
Je viens d’apprendre qu’à l’occasion du 25ème anniversaire du génocide rwandais, vous avez été désignés par le Président Emmanuel Macron pour le représenter, et à travers lui la France. J’estime que c’est un honneur pour vous, mais aussi une occasion de faire rayonner la démocratie et le respect des droits de l’homme dans notre pays, le Rwanda, qui plonge inexorablement dans la dictature et l’obscurantisme, depuis que le Général Paul Kagame et le Front Patriotique Rwandais (FPR) ont pris le pouvoir à Kigali en juillet 1994.
Certes, cette visite est un honneur pour vous, mais elle n’en constitue pas moins un acte qui ravive notre douleur, nous Rwandais, interdits de séjour dans notre pays natal. Nous avons la nette impression que vous ignorez exprès la triste réalité et la détresse profonde que vit le peuple rwandais, privé, pour une large majorité, de ses droits fondamentaux par une dictature féroce maquillée en régime fréquentable. Loin de moi l’idée de vous culpabiliser, Mesdames les députées, Monsieur le député, mais il sied de souligner que votre présence au Rwanda va heurter violemment le sentiment de notre absence chez nous.
En effet, beaucoup de Rwandais et moi-même, aurions aimé être présents lors de cette cérémonie, pour nous souvenir des nôtres qui ne sont plus. Nous souhaiterions pouvoir honorer la mémoire de nos parents, frères et amis, tués avec la plus grande atrocité, et oubliés avec la haine la plus abjecte. Nous voudrions parler du génocide avec notre peuple, pas ce génocide que le régime FPR et Kagame veulent imposer à l’histoire, mais le vrai génocide des Rwandais hutu et tutsi, dont j’ai été à la fois témoin et victime.
Vous allez au Rwanda, fiers de représenter la France et son Président élu démocratiquement. Vous y serez aux côtes d’un Président qui est au pouvoir depuis 25 ans. Son règne a presque votre âge, et d’ailleurs il a taillé sur mesure la Constitution, en vue de rester au pouvoir à vie !
Au Rwanda, vous serez accueillis avec les honneurs dignes de votre rang ; c’est tout-à-fait normal ! Mais, saviez-vous que pendant ce temps, il y aura des centaines de milliers de Rwandais, chez vous en France et partout dans le monde, qui sont interdits de mettre le pied dans leur pays natal ? Ces milliers de personnes sont rongées par la nostalgie d’un retour dans leur patrie. Ce sont des réfugiés rwandais dont moi-même, que Kagame ne souhaite pas voir ! Ils vivront en dehors de leur pays, comme des parias, peut-être pour toujours, par la seule volonté d’un homme, ce Président qui sera honoré par votre présence.
Vous aurez l’occasion de dialoguer avec un Président qui croule sous le poids de ses contradictions et remords, un Président qui sait ce qu’il a fait, un Président qui joue la victime, qui culpabilise à tout vent, qui ment et se met à douter, un Président qui fait semblant de penser et d’être triste. C’est l’histoire du pyromane qui refuse d’être coupable et par le concours de circonstances intéressées devient le sauveur, le pompier.
Ce président, c’est Paul Kagame, votre hôte. Lors des différents discours qui seront prononcés à l’occasion, vous sentirez sa colère, saine ou fausse. Vous entendrez les cris de tristesse sincère, vous serez basculés dans l’esclavage des passions, mais pensez à toutes les victimes hutu et tutsi, pensez aussi à Son Excellence qui sera à vos côtés et son rôle majeur dans le drame rwandais.
Tout le monde sait tout, en premier le peuple rwandais qui, pour survivre se tait. Vous parlerez du génocide tutsi certainement, c’est très important, mais aussi vous occulterez le génocide des hutu, c’est affligeant ! Kagame vous empêchera peut-être d’en parler, mais pas d’y penser ! Alors posez-vous la question, pourquoi toute évocation de ce sujet devient un crime de négation du génocide ? Vous comprendrez qu’à la falsification du réel, correspond la falsification de la parole, une parole qui intimide, qui condamne et s’oppose à la recherche de la vérité.
Comme d’autres invités d’honneur, vous serez obligés de plaire à l’homme fort du Rwanda, en sacrifiant la vérité par votre beau discours. Ainsi donc, votre présence ne sera comprise que comme un spectacle amer, qui s’évanouira avec le temps. Complaisants ou coupables, c’est l’avenir qui vous le dira.
Mesdames, Monsieur les députés,
A Kigali, vous serez impressionnés par la beauté de cette belle ville, propre comme Pyongyang, nettoyée tous les jours par des pauvres paysans payés un salaire de misère. Cette ville, Kigali, est devenue la vitrine du « développement du Rwanda ». On ne le dit pas assez, qu’elle est aussi l’un des aspects visibles du développement séparé, où le 1% de la population (les oligarques du régime) accapare toutes les richesses du pays. Allez voir dans le quartier dit « Bannyahe », allez voir Nyamirambo, et ailleurs, vous serez frappés par la misère, le désespoir, le chagrin et la tristesse. Si vos agendas vous le permettent, sortez de la capitale, allez à la campagne, dans les milieux ruraux, vous comprendrez la peur et la colère qui grondent. Vous serez en face de la famine, de la malnutrition, des maladies d’un autre âge qui ont réapparu, dans un Rwanda cité en exemple de développement. C’est cela l’apartheid à la rwandaise !
Comme d’autres avant vous, les services du régime vous avertiront que, pour des raisons de sécurité, vous devez être accompagnés, aller dans des lieux sûrs ! Demandez alors le pourquoi de cette insécurité, alors que Kagame dirige le pays d’une main de fer impitoyable, plus forte qu’en Corée du Nord.
Mesdames, Monsieur les députés,
Au Rwanda on tue et on ne s’en cache plus ! Ce n’est pas une fable. Nous avons vu les nôtres massacrés par les services secrets de Paul Kagame, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du pays. D’ailleurs vous le savez bien, honorables députés ! Les organisations internationales des droits de l’homme vous l’ont dit et vous ont mis en garde. Evidemment, les intérêts économiques valent plus que des milliers de vies des Rwandais tués par un Président ami.
Permettez-moi de vous rafraîchir la mémoire, à ce sujet. Ce général Président qui jouit d’une impunité totale depuis 25 ans, n’hésite plus à revendiquer ses actes odieux, sans que personne ne s’en émeuve, même vous, ressortissants du Pays des droits de l’homme. La liste de ses victimes (hutu et tutsi) est longue ; en voici quelques-unes :
- Dans la nuit du 6 avril 1994, le Président du Rwanda, J. HABYARIMANA est assassiné suite à l'attentat contre son avion, le Falcon 50. Kagame nia d'abord d'en être l'auteur. Mais, lors de son entrevue avec le journaliste de la BBC, Stephen Sackur, dans son programme "HARD TALK", le 06 décembre 2006, Paul Kagame lui-même déclare: "je n'ai rien à regretter. Si je l'ai tué (Président Habyarimana), c'est que nous étions en guerre". En guerre, ment-il! Car, il ignorait l'Accord de Paix d'Arusha signé le 04.08.1993 entre le Rwanda et le FPR!
- Le 16 Mai 1998, après l'assassinat de l'ancien ministre de l'Intérieur, Seth Sendashonga à Nairobi, Kenya, Paul Kagame qualifie cet acte de "revanche personnelle pour motif d'argent". Mais, le 09 mars 2019, 21 ans après, il avoue qu’il a tué Sendashonga car celui-ci avait, soi-disant, « franchi la ligne rouge ».
- Le 31 décembre 2013, Paul Kagame fait assassiner, en Afrique du Sud, le Colonel Patrick Karegeya, son ancien chef des services de renseignements. Deux semaines plus tard, le 12 janvier 2014, il déclare : "quiconque trahit notre cause ou souhaite du mal à notre peuple, deviendra une victime".
- Le 4 février 2015, après l'assassinat de l’homme d’affaires Assinapol Rwigara, Kagame évoque un accident de circulation. La famille du disparu maintient que c’est bel et bien un assassinat, ce qui leur vaut, à l’épouse et à deux filles, un emprisonnement ferme.
- Le 08 octobre 2018, le régime de Paul Kagame annonce la disparition de Boniface Twagirimana, opposant et membre du parti Forces Démocratiques Unifiées (FDU). Pourtant il était menotté et gardé dans une prison de haute sécurité. Malgré des appels de sa famille, le régime de Kagame fait la sourde oreille.
- Le 8 mars 2019, le Général Kabarebe, bras de droit de Paul Kagame, menace l'opposition en ces termes: "j'ai pitié pour ceux qui osent s'opposer au Président". Juste après cette déclaration, l'opposant Anselme Mutuyimana du parti FDU, est retrouvé sans vie. Comme d'habitude, les services secrets de Kagame ont annoncé ce 12 mars 2019, avoir arrêté le suspect. Comme on s’y attendait, ils évoquent un acte de règlement de compte entre individus, alors qu’il s’agit, ni plus ni moins, d’un assassinat politique.
Mesdames les Députées, Monsieur le Député,
Prochainement, nous vous verrons à la télévision, serrant chaleureusement la main du Général Paul Kagame au nom de la France ! Ce sera peut-être un moment mémorable pour vous, mais éminemment tragique pour nous. Vous reviendrez en France, les mains souillées par le sang des victimes de l’homme fort du Rwanda, dont les âmes crient toujours à la justice. Nous serons exaspérés, parce que vous aurez salué et honoré un président qui n’a cessé de traîner la France dans la boue. Nous serons indignés, à juste titre, parce que vous aurez touché la main d’un dictateur que Filip Reyntjens, grand spécialiste du Rwanda, qualifie de plus grand criminel en vie.
Malgré cela, et en toute connaissance de cause, vous irez rencontrer le Général Kagame, raison d’Etat oblige! À tant excuser les crimes commis par lui-même et sa clique, vous favorisez la culture de l’impunité et, par voie de conséquence, de nouveaux crimes potentiels. Pourtant, il suffirait de votre parole franche et sincère pour le stopper dans son élan criminel. Osez aborder avec lui les questions des droits de l’homme et d’ouverture démocratique. Évoquez aussi avec lui la nécessité du bon voisinage et de la stabilité dans les pays de la région des Grands Lacs, et vous pourrez peut-être sauver quelques vies. Si, pour des raisons d’Etat, le silence prend le dessus sur votre conscience, vous aurez trahi ou peut-être condamné à la mort des milliers de Rwandais et de ressortissants des pays voisins. Une certaine opinion ne manquera pas de vous accuser d’hypocrisie ou, pire, de cynisme.
Je vous souhaite un bon voyage et un agréable séjour au Pays de mille collines.

Faustin TWAGIRAMUNGU
Ancien Premier Ministre du Rwanda
Président du RDI-Rwanda Rwiza, parti d’opposition en exil.