Mutations sociopolitiques au Rwanda de 1950-1960 et le rôle de l'Eglise .Par Fortunatus Rudakemwa.
Le premier samedi après le 25 avril de chaque année, la section suisse de l’association “Amis de Monseigneur Perraudin”(AMP) organise une journée en la mémoire de ce prélat : recueillement sur sa tombe à Bagnes en Valais (CH), messe, diner, échange d’idées. Dans ce cadre, en date du 30 avril 2011, les membres de ladite section ont demandé à l’abbé F. Rudakemwa d’animer une causerie sur le thème “Mutations sociopolitiques au Rwanda de 1950-1960 et le rôle de l’Eglise”. Voici ci-après le texte de la conférence qu’il a donnée à cette occasion
Pour la causerie de ce soir, deux thèmes m’avaient été proposés :
1°. Comment le pouvoir monarchique a rendu possible la révolution [au Rwanda],
2°. Mutations sociopolitiques au Rwanda de 1950 à 1960 et le rôle de l’Eglise.
J’ai opté pour le second au détriment du premier. Et ce pour trois motifs :
1°. A quelqu’un le premier thème pourrait sembler un peu trop orienté,
2°. Il n’est pas exclu que nous puissions l’aborder au cours des débats qui suivront la causerie,
3°. La décennie 1950-1960 est une période très riche d’Histoire, une période où nous pourrions trouver des remèdes aux maux qui affligent encore le Rwanda d’aujourd’hui.
Donc « Mutations sociopolitiques au Rwanda de 1950-1960 et le rôle de l'Eglise ».
Quelle Eglise ? Le clergé, oui. Mais aussi les laïques. Nous sommes avant le concile Vatican II, mais les laïques rwandais ont déjà acquis une forte conviction d’appartenance à l’Eglise. Ils se mettent volontiers à son service, des fois ils veulent se servir d’elle, très souvent ils se réfèrent à son enseignement en général et à sa doctrine sociale en particulier.
1950 est une année très importante dans l’histoire du Rwanda. C’est l’année du jubilé d’or de la mission catholique, de 50 ans d’évangélisation du Rwanda. C’est un évènement religieux, mais c’est aussi une occasion de dresser un bilan dans le domaine spirituel et dans le temporel. Et de tracer un programme, un plan, une prévision pour le futur. C’est à l’occasion de ce jubilé que Mgr Laurent Déprimoz demande au pape Pie XII d’ériger un second vicariat apostolique au Rwanda, en plus de l’unique déjà existant (celui de Kabgayi). Un nouveau vicariat apostolique qui serait confié à un évêque autochtone. Le roi Rudahigwa demande que le nouveau vicariat apostolique ait son siège à Nyanza, près de sa cour. Il n’obtiendra pas satisfaction. En 1952, en effet, le nouveau vicariat apostolique indigène voit le jour, mais son siège est à Nyundo (nord-ouest), loin de la cour de Nyanza.
Toujours en 1952, la tutelle belge annonce la préparation d’un plan décennal de développement du Rwanda-Urundi en vue d’une indépendance de cette colonie, une indépendance qui pourrait survenir à plus ou moins longue échéance. Au Rwanda, une élite hutu déjà existante élève la voix pour dire que le développement ne devrait pas se limiter au seul aspect matériel, infrastructurel et économique, mais qu’il devrait couvrir aussi l’aspect social et politique. C’est-à-dire qu’il fallait plus de justice sociale et de démocratie dans la gestion du patrimoine commun. Ils aiguillonnent le problème dans certains périodiques comme :
*Kinyamateka de la mission catholique.
*L’Ami des anciens du séminaire.
*Kurerera Imana (éduquer pour Dieu –ou à la place de Dieu-) des moniteurs formés dans les écoles de la mission catholique
*Ijwi rya Rubanda Rugufi (La Voix du Menu Peuple) édité à Astrida (Butare) par un ancien grand séminariste, Joseph Habayarimana Gitera.
*SOMA (Lis) édité à Cyangugu par un ancien grand séminariste, Aloys Munyangaju.
Dans les pays limitrophes, la presse si florissante au Rwanda était relayée par deux journaux publiés en français :
*Temps Nouveaux d’Afrique édité par les Missionnaires d’Afrique (PB) à Bujumbura (Burundi),
*Presse Africaine, édité à Constermansville (actuelle Bukavu).
Par sa presse ou par la presse de ceux qu’elle a formés, l’Eglise est en train de contribuer à la liberté d’expression, au changement des mentalités, prélude aux mutations sociopolitiques des années 1950-1960 au Rwanda.
Toujours en 1952, le 14 juillet le gouvernement belge émane un décret portant sur la représentativité populaire à tous les échelons de l’administration au Rwanda-Urundi. C’est-à-dire que le Rwanda-Urundi accomplissait un premier pas vers le principe électoral « un homme, une voix ». Aujourd’hui , le principe peut sembler tout à fait normal et dans la nature des choses. Mais partout où il a été introduit pour la première fois, il a eu des débuts très difficiles. La voix d’une femme et celle d’un homme, celle d’un pauvre et celle d’un riche, celle d’un analphabète et celle d’un universitaire, celle d’un Noir et celle d’un Blanc, celle d’un noble, d’un membre du haut clergé et celle d’un roturier, celle d’un natif et celle d’un immigré, celle d’un Muhutu, d’un Mututsi et d’un Mutwa… Toutes ces voix sont vraiment égales ? Pour quelqu’un qui croit à l’inégalité foncière des hommes, pour quelqu’un qui veut sauver des intérêts liés à l’exercice d’un pouvoir conçu comme un service à soi-même et à ses proches seulement, ce principe est une hérésie. Il est tout simplement inacceptable. Des exceptions qui confirment la règle ne manquent jamais : dès 1954 au Rwanda, le notable Prosper Bwanakweri devient le porte-parole des nobles aristocrates acquis aux nouvelles idées et qui demandent à la monarchie rwandaise d’être attentive aux signes des temps.
“Si une seule personne rêve, son rêve n’est rien d’autre qu’un rêve ; si par contre plusieurs personnes rêvent ensemble, nous sommes alors à l’aube d’une nouvelle réalité” disait Mgr Helder Camara.
Le 18/12/1955, le Père André Perraudin est nommé vicaire apostolique de Kabgayi, un vicariat apostolique au centre géographique, historique et politique d’un pays, le Rwanda, déjà en ébullition. Il sera sacré, comme on disait à l’époque, le 26/3/1956. Quatre mois après, fin juillet-début août 1956, le journal Présence Africaine de Constermansville (Bukavu) publie une interview fleuve intitulé « Un abbé vous parle ». L’interviewé a voulu rester anonyme, mais
Il fustige l’arbitraire qui règne au Rwanda ; il blâme la Belgique, puissance coloniale, qui se croise les bras et assiste béatement au pourrissement de la situation. L’auteur appelle de tous ses voeux la démocratisation du Rwanda, comme préalable à son indépendance et à une intégration économique avec le Congo et le Burundi. Cet article eut un énorme retentissement qui inquiéta le roi Mutara. Les attaques contre les abus de son règne ainsi que les louanges prodiguées à son opposant le plus radical, le chef rebelle tutsi Prosper Bwanakweli qui le défiait ouvertement depuis 1954 le poussèrent à réagir.
(Cf. RUDAKEMWA F., L’évangélisation du Rwanda (1900-1959), Ed. L’Harmattan, Paris, 2005, p. 303.)
Il le fit par l’intermédiaire du CSP (Conseil supérieur du pays), lequel produisit un document réactionnaire appelé « Mise au point ». Il était pauvre, peu ou pas du tout à la hauteur de l’interview «Un abbé vous parle» . Le style était arrogant et menaçant. Quant à la forme, ce n’était qu’un plagiat pour la bonne raison qu’il répétait mot par mot presque un article de l’abbé Louis Gasore intitulé «L’évolué face aux problèmes économico-sociaux», in Théologie et Pastorale au Rwanda, vol. IV, n. 1, janvier 1956, 59 pages. Le contenu n’était guère plus satisfaisant puisque le document reconnaissait l’existence d’un problème entre l’autorité coloniale et l’administration locale (indigène traditionnelle), problème qui serait résolu par l’accession du pays à l’indépendance. Il niait, il occultait, il escamotait l’existence d’un problème inter rwandais qui nécessiterait la démocratisation, un supplément de justice sociale dans le pays.
Qu’à cela ne tienne ! Pour parer à cette lacune volontaire, 9 leaders Bahutu jetèrent littéralement un pavé dans la marre en publiant le 24/3/1957 un écrit intitulé « La note sur l’aspect social du problème racial indigène » auquel la presse donna le nom de « Manifeste des Bahutu ». C’était là une façon de dire que la « Mise au point » était quant à elle un « Manifeste des Batutsi ».
Le combat commençait à se dérouler à visières relevées et à visages découverts. Le document est composé d’une introduction, de trois chapitres et d’une conclusion.
*L’introduction montre combien “il ne servirait… à rien de durable de solutionner le problème mututsi-belge si on laisse le problème muhutu-mututsi”, que les autorités traditionnelles cherchent à occulter.
*Le premier chapitre réfute les objections avancées en général dans la société rwandaise pour freiner la promotion des Bahutu. Le plus abject de ces prétextes est leur infériorité naturelle et leur incapacité innée à assumer des responsabilités.
*Au second chapitre, les auteurs expliquent “en quoi consiste le problème racial indigène”. Il se résume en un quadruple monopole : politique, économique, social et culturel. Ce monopole, disent-ils, est à l’origine des autres abus dont se lamente la population, à savoir : le travail servile, les exactions, les spoliations et les concussions.
*En un troisième chapitre, le plus long (la moitié du document), les auteurs proposent des solutions immédiates touchant à tous les domaines ci-haut évoqués.
*La conclusion consiste évidemment à demander à la tutelle belge et à l’autorité indigène de prêter toute l’attention voulue aux revendications exprimées dans le document.
À son arrivée au Rwanda en septembre 1957, la Commission de visite des Nations Unies reçut à la fois la Mise au Point et son antidote le Manifeste des Bahutu. Les auteurs de ce document remportaient ainsi un premier succès inattendu : le problème hutu-tutsi entrait à l’ordre du jour au niveau international. Il était désormais impossible de l’ignorer ou de l’escamoter. Les leaders hutu devenaient des interlocuteurs incontournables au même titre que les autres institutions existantes : monarchie, pouvoir de tutelle, Église. Leur popularité croissait chaque jour ( ID., Op.cit., p. 306).
Le 26/11/1956, le roi Mutara III Rudahigwa accomplissait 25 ans de règne. Les préparations et le déroulement des festivités marquant ce jubilé d’or qui s’échelonnèrent tout au long de l’année 1957 en diverses localités du pays fournirent aux enfants oubliés du pays autant de précieuses occasions pour lui faire parvenir leurs doléances. Ils lui envoyaient du courrier par la poste, des lettres ouvertes dans divers journaux et notamment dans Kinyamateka dont ils firent littéralement leur tribune. En 1958, la tension sociopolitique sur fond de divisions ethniques était tellement forte que le roi fut contraint au dialogue. Un comité paritaire dénommé « Comité d’Etude du problème social muhutu-mututsi » fut créé. Il présenta son rapport à une session extraordinaire du CSP présidée par le roi en personne le 12/6/1958. Les débats furent très houleux, mais ils n’aboutirent qu’à une impasse. Le noyau dur du CSP, en effet, traitait les leaders Bahutu de séparatistes, de traȋtres, de fauteurs de désordre et de trouble, d’ennemis du roi et du Rwanda, etc. Ce même noyau dur arriva à un conclusion unilatérale selon lequel il n’y avait pas de problème alarmant en ce qui concerne la coexistence des ethnies au Rwanda. Cette conclusion ne résolvait pas le problème. Il le rendait encore plus aigu. Le pays était divisé. Le clergé aussi.
Pour contribuer à faire baisser la tension, à calmer la situation et éviter que ces funestes divisions ne dégénèrent en violences fratricides, Mgr Perraudin articula sa lettre pastorale pour le carême 1959 autour du thème de la charité, y compris la charité sociale. Il vaut la peine de signaler que cette lettre pastorale sortait après :
1. La Déclaration des Ordinaires du Congo belge et du Rwanda-Urundi à leurs fidèles et à tous les hommes de bonne volonté concernant les problèmes du jour, spécialement ceux qui touchent au domaine social du 28 juin 1956,
2. La Lettre des Vicaires apostoliques du Rwanda-Urundi sur la vertu de justice d’avril 1957,
3. Les Journées d’étude de Nyakibanda les 30 et 31 juillet 1958 réservées aux Missionnaires d’Afrique (P.B).
Et qu’elle sera suivie par :
1. Les consignes et directives des Vicaires apostoliques du Rwanda-Urundi à leur clergé et aux congrégations religieuses à la conclusion du Synode de Nyakibanda du 24 au 29 août 1959.
2. La Déclaration des vicaires apostoliques du Rwanda sur Karinga, le tambour emblème de la royauté au Rwanda à l’issue du même synode
3. Les Mises en garde des Vicaires apostoliques du Rwanda contre les extrémismes hutu et tutsi du 11 octobre 1959.
La « Super Omnia Caritas », lettre pastorale (mandement) de Mgr. André Perraudin pour le Carême paraȋt le 11/2/1959. Mgr Aloys Bigirumwami, vicaire apostolique de Nyundo,Tutsi parmi les Tutsi, prend le mandement, le fait sien et en ordonne la lecture et la diffusion dans tout le vicariat de Nyundo. Il le fit en ces termes :
“Veuillez lire attentivement la lettre pastorale de Monseigneur Perraudin. Vous l’avez tous reçue et ceux qui ne l’ont pas peuvent la demander à Kabgayi. Cette lettre qui traite de la Charité chrétienne, est de maître. A la page 27, vous lirez : « Application à la situation du pays ». J’invite les prêtres à prêcher sur la Charité d’après la lettre de Monseigneur Perraudin, les dimanches in Albis et 2ème dimanche après Pâques ». (CIER, 10 1959).
Six mois après, le 25/7/1959 le roi Rudahigwa meurt inopinément à Bujumbura. Les monarchistes intransigeants mettent l’autorité coloniale et les leaders Bahutu devant un fait accompli en imposant et en proclamant unilatéralement son successeur en la personne de son demi-frère, le prince Jean Baptiste Ndahindurwa. La tension sociopolitique ne fait qu’augmenter encore davantage. Les partis politiques dont la création avait été autorisée par un décret du 8 mai devenu exécutoire le 15 juin commencent à naître en septembre 1959. Ils se diabolisent l’un l’autre. La tension est au zénith. Mais la véritable cause des troubles révolutionnaires qui éclateront le 1/11/1959 se trouvent dans le refus de la l’aristocratie tutsi
de faire le sacrifice des privilèges et dans des procédés où furent précisément absentes les dispositions d’esprit et de cœur prônées par la lettre pastorale de Mgr Perraudin : la charité, le respect de l’autre, le sens de la justice
(KALIBWAMI J., Le catholicisme et la société rwandaise 1900- 1962. Ed. Présence Africaine, Paris, 1991, p. 441).
Cette affirmation est d’autant plus juste et pertinente qu’elle émane de la plume d’un Mututsi sans malice, Justin Kalibwami, qui ne veut pas sacrifier la vérité, l’objectivité, l’intérêt général à l’autel des égoïsmes de groupes.
La période qui va du 1/11/1959 au 1/7/1962 est une période révolutionnaire au Rwanda. Elle est marquée en effet par une rupture violente (du moins au début) et irréversible avec la passé : introduction des communes, renversement de la monarchie et proclamation de la république, défense de cette république dans les instances internationales et sur terrain par les armes et les urnes, et enfin accession à l’indépendance le 1/7/1962. Dès ce jour, plus rien ne sera comme avant.au Rwanda.
Merci pour votre aimable attention.
F. Rudakemwa
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