Le Cinquantenaire paradoxe : les diasporas rwandaises et les Fêtes nationales.
Du 1er juillet 1962 au 1er juillet 2012, cela fait bien cinquante ans. Cinquante ans depuis que les faux jumeaux de l’Afrique centrale, le Burundi et le Rwanda, ont retrouvé leur indépendance après un hiatus colonial de quelque 67 ans, comptés depuis la conférence de Berlin qui s’acheva en 1895. Si le Burundi s’apprête à fêter ce cinquantenaire avec grand faste, au Rwanda, en revanche, l’événement ne semble passionner outre mesure ni les autorités, ni la population. C’est que, lors des premiers jours du mois de juillet, le pays se consacre à d’autres festivités nationales. Celles-ci font de l’ombre au Jour de l’Indépendance et semblent même l’avoir totalement éclipsé comme fête nationale.
Le 4 juillet en effet, est le Jour de la Libération. Officiellement dite « Liberation Day », la date commémore à la fois, la prise de Kigali et donc celle du pouvoir par le FPR, la fin de la guerre et celle du génocide. La logique derrière ce mot de libération est que les régimes précédents avaient divisé les Rwandais, exacerbant les tensions et les haines ethniques. Celles-ci culminèrent dans le Génocide auquel le FPR mit fin par une victoire acquise à l’issue d’une campagne guerrière légitimée comme libératrice et qui dura quatre ans. Ainsi justifié aux termes de la nouvelle histoire officielle du pays, le triomphe militaire du FPR est donc officiellement célébré chaque année comme ayant donné la seule vraie libération aux Rwandais. Cette logique procède de ce que les autorités annoncent comme une réappropriation de l’Histoire du pays mais que beaucoup dénoncent plutôt comme une tentative de réécriture de celle-ci.
Et, comme s’il s’agissait de donner raison aux uns et aux autres, si la journée du 1er juillet reste certes fériée, les véritables festivités nationales ont lieu le 4 juillet, que ce soit au Rwanda ou dans ses représentations officielles à l’étranger, ambassades et consulats.
Et justement, à l’étranger. Ce qui nous préoccupe particulièrement dans cette analyse est de voir comment ces premiers jours du mois de juillet sont vécus, ainsi que d’autres fêtes nationales, commémorées ou non, et pour quelles raisons, par les populations rwandaises vivant à l’étranger. Dans une première analyse, « La diaspora rwandaise. Etat des lieux »[1], nous avons abordé la diaspora rwandaise dans ses clivages, ses diversités et ses modes d’organisation. Loin d’être unipolaires, les principaux éléments caractéristiques de la communauté rwandaise diasporique sont, son hétérogénéité, ses tensions et ses divisions. Face à cette multiplicité, le seul dénominateur commun, l’origine rwandaise, se traduit par le fait que la diaspora rwandaise vit et vibre au rythme de l’actualité socio-politique de son pays : « Les événements sont commentés, les discours scrutés, l’actualité revue et corrigée, les faits longuement débattus » [2]. Il en est également ainsi de l’Histoire du Rwanda et, plus particulièrement, de tout ce qui touche aux commémorations[3].
Au Rwanda, le nouveau juillet ou la révolution revisitée
Désormais, l’Histoire du Rwanda se divise en deux parties : il y a un avant et un après le Génocide. Celui-ci a bouleversé, parfois dans l’excès, la lecture de la trame sociale et politique du Pays des mille collines. Au-delà des conséquences plus que dramatiques, les nouvelles autorités n’entendent que le Génocide serve de leçon ultime, aussi bien pour le monde que pour les Rwandais. Le Génocide en est alors devenu une sorte de nouveau repère social, politique, historique, conduisant à de nouveaux positionnements et induisant de nouvelles références.
Ainsi, nombre de peurs, de hantises, de décisions du régime actuel ne peuvent se comprendre qu’à la lumière de ce qui s’est passé en 1994 et, par le désir qu’il a eu de combattre ce qu’il a appelé « l’idéologie génocidaire ». Celle-ci trouverait racine dans l’Histoire récente du Rwanda et, plus particulièrement, dans la période révolutionnaire de la fin des années 1950. Il est intéressant de voir comment les nouvelles autorités rwandaises se prononcent par rapport à cette période de l’Histoire rwandaise. Loin d’avoir conduit à la libération du pays et à la refonte de ses structures politiques, elles considèrent, au contraire, que la Révolution a contribué à semer les graines de la mésentente, du ressentiment et des conflits ethniques. L’idéologie génocidaire se serait nourrie depuis lors de tensions et haines ethniques qui ont émaillé les deux républiques. Cette relecture de l’Histoire procède elle-même du bouleversement d’anciens repères historiques. C’est donc dans cette logique que certains éléments, dates et symboles furent, soit revus, soit supprimés.
1959, Révolution rwandaise. Le Ruanda d’alors vit, sous la Tutelle belge, les dernières années du système féodal qui avait consacré la monarchie Tutsi-Nyiginya. Les revendications majeures dont cette révolution est porteuse sont de deux ordres. D’une part, une réforme des institutions politiques et sociales et, d’autre part et bien plus tard, l’accession à l’indépendance. Cette période se passe dans un cadre pluripartite avec une multitude de partis dont quatre grands : l’APROSOMA (Association pour la Progression Sociale des Masses), l’UNaR (Union Nationale Ruandaise), le RADER (Rassemblement Démocratique Ruandais) et, enfin, le PARMEHUTU[4] (Parti du Mouvement de l’Emancipation des Hutus). Au regard de ces deux revendications majeures, trois dates importantes sont à retenir :
- Le 28 janvier 1961. Lors d’un congrès à Gitarama, les bourgmestres et conseillers communaux issus des élections communales de juin-juillet 1961 qui avaient consacré la grande victoire du PARMEHUTU et de l’APROSOMA[5] sont réunis. Ils se décident à une large majorité de doter le pays d’institutions républicaines. Les adversaires politiques de ces formations dénoncèrent cette décision, prise à l’insu du roi et même des autorités de tutelle, et n’hésitèrent pas à dénoncer ce qu’ils voyaient comme une usurpation, voire un véritable coup d’Etat, le « coup d’Etat de Gitarama »[6].
- Le bras-de-fer entre les partis révolutionnaires et l’institution monarchique se terminera par la victoire des premiers. En deux temps, le même jour. Le 25 septembre 1961 se tinrent, sous la supervision des autorités tutélaires belges et à la demande pressante des Nations Unies, des élections législatives en même temps qu’était organisé un référendum sur la monarchie. Celle-ci fut rejetée à 78.9%, ce qui ouvrait la voie à un régime républicain après l'indépendance. Les élections législatives confirmèrent le succès du PARMEHUTU. Avec 77.7% des voix et 35 sièges sur 44, il n'en laissa pas beaucoup à ses rivaux : l'UNAR en obtint 7, l'APROSOMA et le RADER un chacun.
- Ainsi, lorsque le 1er juillet 1962 le Rwanda retrouva son indépendance, ce fut une République, au contraire du Burundi qui devint une monarchie constitutionnelle.
Ces trois dates furent dans la suite commémorées comme les fondements du Rwanda indépendant. Elles furent respectivement appelées Fête de la Démocratie, Kamarampaka (le jour qui mit fin aux débats) et, Jour de l’Indépendance. À elles trois, elles constituèrent les fêtes nationales du Rwanda. Au-delà de la réforme des structures politiques et administratives, cette période révolutionnaire fut marquée par deux faits majeurs :
- Le renversement de la monarchie s’accompagna de l’exil du Roi et de la Cour.
- Le Rwanda connut son premier grand exil politique de masse. Nombre d’exactions furent commises à l’encontre des populations tutsies, surtout les plus nanties ou alors ceux qui participaient au pouvoir. Par ailleurs, beaucoup de Tutsis, effrayés par la perspective de perdre leurs privilèges prirent, non sans avoir vigoureusement contesté la Révolution et ce qui en était issu, le chemin de l’exil.
Parmi les arguments de cette contestation, il y avait la fibre ethnicisante qui aurait caractérisé la révolution, soutenue par les autorités ecclésiastiques et tutélaires qui avaient aidé les élites hutues à se débarrasser des Tutsis. Pour les milieux de l’ancienne aristocratie, cette contestation allait jusqu’à nier le fait ethnique même, arguant que les ethnies n’existaient pas et que n’existait que la seule nation rwandaise, celle des Banyarwanda. La menace perçue d’une exclusion à laquelle serait soumise la population tutsie, au vu des exactions déjà commises, rajouta au nombre déjà considérable des exilés.
Le Front Patriotique Rwandais (FPR) qui lança la guerre contre le Rwanda à partir du 1er octobre 1990 était pour la plus grande part composé de descendants de ces exilés. Après sa victoire le 4 juillet 1994, il installa un nouveau régime dans lequel il a toujours été majoritaire. Il n’est dès lors pas étonnant que la contestation de la révolution reprît presque dans les mêmes termes et, qu’elle donnât lieu à une « revisitation » de l’Histoire avec un certain nombre de mesures :
- Le changement des symboles de la République. Se justifiant du fait que les symboles adoptés au lendemain de la Révolution rappelaient trop cet épisode sanglant de l’Histoire et qu’ils n’ont fait qu’attiser les haines, aussi bien sous la première que sous la deuxième République, l’une des premières mesures symboliques du régime FPR fut de changer les emblèmes de la république. Le drapeau, l’hymne national ainsi que les armoiries de la République furent changés. Le nom des rues, des bâtiments, parfois même des lieux qui rappelaient la Révolution furent également modifiés.
- Les fêtes nationales furent également modifiées. Des trois fêtes commémorées avant [cfr. supra] ne subsiste que le Jour de l’Indépendance. La fête de la Démocratie ainsi que Kamarampakaont été supprimés et ne sont plus célébrés. Hasard du calendrier, le Jour de l’Indépendance est supplanté trois jours plus tard par le Jour de la Libération qui truste les cérémonies officielles. Et, tout comme la Révolution avait ses héros, fêtés le 28 janvier, ceux de la « lutte pour la Libération » sont fêtés, eux, le 1er février lors de la « Journée des Héros ».
Bref il y a comme une démarche de désacralisation de la Révolution ou au moins, des événements qui l’ont consacrée. Alors qu’elle avait toujours constitué un repère fondateur pour les régimes précédents, pour celui du FPR, elle a amené des divisions et approfondi les tensions au sein de la société rwandaise. Le seul pilier qui en reste, l’Indépendance, semble avoir été délaissée au profit de l’entreprise libératrice dont le triomphe est fêté le 4 juillet. Celle-ci est considérée comme l’occasion d’un nouveau départ, l’opportunité de refonder l’unité des Banyarwanda. Elle est sensée les réunir autour de l’idéal national sans distinction ni discrimination. Cette invitation est lancée à tous les Rwandais y compris ceux des diasporas. La question est : y trouve-t-elle écho ?
Diasporas rwandaises, exil et positionnement politique
Au Rwanda, sont élevés au rang de « Héros » ceux qui ont participé de manière significative à la lutte pour la libération. On trouve dans cette catégorie des militaires, surtout issus des rangs de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR, branche armée du FPR) ainsi que des civils, dont la majorité sont également associés au FPR. Depuis peu, les Héros comptent également en leur sein des « Justes ». Ce sont des personnes qui, pendant le Génocide, ont aidé parfois au péril de leur vie des gens qui autrement auraient péri. Tous ces Héros sont des personnages importants de l’Histoire du nouveau Rwanda dont ils sont les « pères libérateurs ». Cependant, bien peu dans les diasporas rwandaises savent qui ils sont, ignorant même qu’au Rwanda un jour leur est dédié, le 1er février, « Jour des Héros ».
Les communautés rwandaises de l’étranger sont un monde de clivages. Parmi les facteurs clivants, on retrouve notamment les facteurs ethnique, régional et social, la zone d’installation, les raisons et l’époque d’émigration,… De fait, il existe plusieurs diasporas rwandaises, parfois en opposition ou en concurrence. De même, souvent leur positionnement idéologique par rapport aussi bien à l’Histoire qu’à la politique rwandaise diffère.
De ces facteurs clivants, trois retiennent plus particulièrement notre attention : l’ethnie, les raisons ainsi que l’époque d’émigration. Les trois principaux sujets de tension qui subsistent au sein des communautés rwandaises de l’étranger,- la Révolution, le Génocide, l’exode puis l’exil d’un tiers de la population après le triomphe du FPR,- se cristallisent en effet sur ces trois facteurs. Leurs commémorations, quand elles existent, sont souvent le théâtre d’oppositions, parfois d’affrontements.
Il est utile de remarquer à ce stade que l’ethnisme a toujours représenté un potentiel élevé de conflictualité pour le Rwanda. Cela est d’autant plus vrai que l’on est en présence d’un petit nombre d’ethnies, au différentiel numérique élevé et que les relations interethniques ont toujours été présentées sous la dichotomie implacable de domination/soumission, conflictuelle d’office. Ici les éléments déterminants par rapport à notre travail sont effectivement la (les) lecture(s) de l’Histoire et les représentations du passé. Or celles-ci tiennent de vieilles haines jamais résorbées, de continuelles humiliations, d’anciennes et parfois toujours présentes rancœurs qui ont fini par transformer les relations interethniques en tensions quasi permanentes. Cela donne lieu à une représentation historique chargée de rivalité et d’antagonisme qu’on pourrait qualifier d’histoire ressentiment [7] qui, à son tour, tient dans ses repères des épisodes conflictuels vécus comme de véritables événements traumatiques.
Et, dans l’histoire récente du Rwanda, la Révolution et le Génocide sont les événements traumatiques par excellence. Certes il y a eu d’autres épisodes. Les attaques des Inyenzi[8] sous la première république, les pogroms anti Tutsis de 1973, les massacres communautaires qui ont émaillé les deux républiques, la guerre lancée par le FPR en octobre 1990 et son lot de massacres, les représailles qui ont suivi le Génocide et, après la victoire du FPR, l’exode d’un tiers de la population exilée dans des camps de fortune qui seront détruits à coups de canon lors de la guerre du Zaïre en 1996-1997, mettant sur les routes des forêts tropicales du Zaïre des centaines de milliers de réfugiés au sort inconnu. Mais, aucun de ces événements n’égale, ni par l’ampleur, ni par le ressentiment causé, la Révolution et le Génocide.
Par ailleurs, la Révolution, le Génocide et l’après Génocide sont les principales périodes qui ont le plus conduit les Rwandais à l’exil, augmentant le volume d’une diaspora qui n’a cessé de croître et de se diversifier depuis les années 1960[9]. Or, s’il existe plusieurs explications de la diasporisation des Rwandais, on peut considérer l’exil comme l’une de ses causes majeures. Un exil sur fond politique qui a donné lieu à des diasporas fort idéologisées et politisées. D’ailleurs, on pourrait même ajouter le positionnement politique comme un critère d’approche des diasporas rwandaises dont il serait, également, un des facteurs clivants.
Ce positionnement politique n’est pas seulement en rapport avec les faits de l’actualité politique rwandaise. Il s’étend également à l’Histoire du Rwanda, à sa lecture, à sa compréhension et à l’interprétation qui est donnée aux faits.
Quand les diasporas rwandaises ont mal à leur indépendance
Nous avons vu que l’une des conséquences de la Révolution fut de jeter des milliers de personnes, en majorité Tutsis, à l’exil. Ces « premiers exilés de la République » ne reconnurent pour la plupart ni le processus révolutionnaire, ni le régime qui en fut issu, et se sont toujours portés en opposants. Les attaques des Inyenzi qui rythmèrent la première république ont porté cette contestation avec le désir de renverser la république voire, pour les plus radicaux, de rétablir l’ordre monarchique. Mais ces attaques étaient suivies de représailles à l’encontre des populations tutsies de l’intérieur qui, en fuyant grossissaient le chiffre d’une diaspora tutsie de plus en plus hostile à la république. Il en fut de même lorsque la première République s’acheva sur fond de tensions ethniques qui forcèrent d’autres milliers de personnes, tutsies, à l’exil.
Que ce soit à l’époque de la Première république ou à celle de la Deuxième, au-delà de la contestation idéologique, cette diaspora tutsie reprochait aux régimes rwandais de n’avoir rien fait pour régler le problème des réfugiés et d’instrumentaliser les tensions ethniques pour maintenir sous un statut de citoyens de seconde zone les populations tutsies de l’intérieur.
Quant au positionnement de cette diaspora par rapport aux commémorations des fêtes nationales, il fut constant et sans équivoque. Si pas un rejet, en tout cas un boycott. Les 28 janvier, 1er juillet et 25 septembre, commémorés au Rwanda et dans ses représentations officielles à l’étranger respectivement comme Fête de la démocratie, Jour de l’Indépendance et Kamarampaka[10] étaient systématiquement boudés par la diaspora tutsie. La Révolution restait un épisode douloureux, contesté, et la célébration de ce à quoi elle avait donné naissance était elle-même souvent remise en cause, pour ne pas dire désavouée.
Sous les deux républiques, les commémorations officielles divisaient les diasporas rwandaises selon la fracture ethnique. La diaspora tutsie, faite en grande majorité d’exilés de la Révolution, de la première république, des troubles de 1973 et, dans une moindre mesure, de la deuxième république, refusait de s’associer aux cérémonies auxquelles assistait donc surtout la diaspora hutue. N’ayant, pour les plus anciens, reconnu ni République ni les institutions républicaines qui en furent issu, les diasporas tutsies se refusaient à participer à leur commémoration. Pour ainsi dire, à l’étranger, la Fête de la démocratie, le Jour de l’Indépendance et le référendum Kamarampaka n’étaient fêtés que par une partie de la communauté rwandaise.
Depuis 1994, les choses ont changé… sans tellement changer. La victoire du FPR a mis fin, selon lui, à l’idéologie génocidaire née de la Révolution. Mais, le triomphe du FPR, l’Intsinzi, s’accompagna de l’exil de plusieurs centaines de milliers de Rwandais, en fait le plus grand exode que le Rwanda ait jamais connu. De ces nouveaux exilés, hutus pour la plupart, fuyant l’avancée du FPR, certains étaient des anciens « déplacés de guerre » sur les routes de l’exil depuis l’offensive du FPR en octobre 1990. Principalement installés dans des camps dans les pays limitrophes, l’exil de ces réfugiés se compliqua lorsqu’en 1996-1997 les autorités rwandaises décidèrent de détruire ces camps. Cette destruction donna lieu à de nombreuses exactions à l’encontre des réfugiés. Nombre d’entre eux périrent, un petit nombre retourna au Rwanda, escorté par l’APR (Armée Patriotique Rwandaise) et, le reste, la majorité, poursuivirent leur exode allant grossir les rangs de la diaspora hutue éparpillée à travers le monde. Fort politisée, cette nouvelle diaspora s’oppose au nouveau régime aussi bien dans ses décisions que dans ses symboles. Aussi, quand les autorités remirent en question l’Histoire établie, que les anciens symboles de l’Etat furent changés et que les anciennes fêtes nationales furent progressivement remplacées par de nouvelles, ces décisions ne rencontrèrent, au mieux que scepticisme, sinon, franche contestation de la part de ces diasporas pour lesquelles l’Intsinzi est devenue une véritable catastrophe à l’image de ce qu’évoque la « Nakba » pour les palestiniens[11].
Ces diasporas hutues, anciennes ou nouvelles, ne commémorent rien de ce nouveau Rwanda. Elles ne participent pas aux nouvelles commémorations officielles, ce qui reviendrait à reconnaître et à donner du crédit à un régime qu’elles voient comme un régime d’exclusion et dont elles entendent se dissocier. Les nouveaux symboles de l’Etat rwandais sont raillés, les nouvelles fêtes nationales sont boudées. On ne commémore pas le 4 juillet et, quant à la Journée des Héros, bien nombreux ignorent même jusqu’à son existence. Dissociation en effet. Totale.
Par contre, ces diasporas tiennent aux anciens symboles de l’Etat et commémorent toujours les anciennes fêtes nationales. Dans de nombreux événements, associations, partis, groupes divers utilisent les anciennes couleurs ou leurs membres y ont recours dans leurs discours. De même, ils exhortent aussi bien leurs membres que les Rwandais en général à se souvenir et à commémorer la Fête de la démocratie, le Jour de l’Indépendance et le Référendum Kamarampaka. Par exemple, à ces jours, tous les partis en exil rappellent à leurs membres et sympathisants de les célébrer tout en dénonçant les positions du gouvernement et sa relecture de l’Histoire.
Autant les régimes se succèdent, autant les commémorations s’opposent. Les diasporas tutsies qui n’ont jamais véritablement commémoré le Jour de l’Indépendance célèbrent avec faste l’Intsinzi du Jour de la Libération. Celle-ci est boudée par les diasporas hutues lesquelles continuent au contraire à commémorer le Jour de l’Indépendance et les autres dates symboliques de la Révolution.
Toutefois, les divisions concernant les commémorations ne s’arrêtent ni aux symboles de l’Etat ni aux dates des fêtes nationales. Les commémorations du Génocide sont aussi un sujet de tensions permanentes même si ces tensions se cristallisent particulièrement durant le mois d’Avril. En plus du contenu des Commémorations, existe aussi un débat de dates qui oppose les « six-avrilistes » aux « sept-avrilistes », bien que le 7 avril soit la date reconnue pour les commémorations officielles (aussi bien internationalement qu’au Rwanda) du Génocide. Cette véritable guerre des dates suit également une ligne de fracture ethnique même si l’argumentaire dont se justifient les uns et les autres reste, lui, politique. Plus encore que toute autre commémoration [cfr. supra], les commémorations du Génocide sont le véritable révélateur des oppositions et tensions présentes au sein des communautés rwandaises vivant à l’étranger. Les manifestations débordent parfois en affrontements, les discours sont empreints de propos qui tiennent de l’histoire-ressentiment et les tentatives visant à associer les unes et les autres dans une démarche commémorative commune n’ont jusqu’à présent pas engrangé de succès. Ici aussi, dissociation. Totale.
Alors que l’on approche de la date du cinquantenaire de l’Indépendance du Rwanda, la question des commémorations se pose sans doute avec plus d’acuité. Boudée par les uns, célébrée par d’autres, cette indépendance qui ailleurs est la fête de l’unité nationale risque, pour les Rwandais, encore plus ceux des diasporas, de matérialiser rancœurs et tensions.
Alors que dans d’autres pays africains qui ont déjà célébré cet anniversaire, diasporas et terres d’origine se sont associées pour organiser les cérémonies de commémoration, au Rwanda le cinquantenaire de l’Indépendance ne semble pas faire l’objet de préparations singulières, en tout cas moins que celles déjà prévues pour le 4 juillet. Seules quelques organisations des diasporas commencent à se mobiliser. Une mobilisation qui entraîne en réaction une autre exhortation, de la part d’autres organisations, en faveur et en préparation d’une autre commémoration…concurrente…
Alors, Independence Day pour les uns ou, Liberation Day pour les autres ? Là est en effet la question. Mais, encore une fois, comme disait l’autre, … « c’est un autre débat ».
Source: Pax christi