Les retrouvailles calculées de Kigali et de Paris
Source : le monde
Dix-sept ans après le génocide qui fit 800 000 morts, le président du Rwanda, Paul Kagamé, dont le régime accuse la France d'avoir " participé à l'exécution" des massacres de 1994, effectue sa première visite d'Etat à Paris, du dimanche 11 au mardi 13 septembre. Controversé, ce voyage clôt symboliquement la démarche de réconciliation entreprise par le président Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner lorsque ce dernier était ministre des affaires étrangères.
Six mois avant l'élection de M. Sarkozy, en novembre 2006, Kigali avait rompu ses relations diplomatiques avec Paris, à la suite de l'émission par le juge français Jean-Louis Bruguière de mandats d'arrêt visant neuf proches de Paul Kagamé. Au terme de son enquête, le magistrat accusait le président rwandais d'avoir organisé l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion de son prédécesseur, Juvénal Habyarimana, événement qui a donné le signal du génocide des Tutsi, l'ethnie de M. Kagamé.
Alors que la vérité sur cet attentat n'a jamais été établie - le juge Marc Trévidic, qui a hérité du dossier, ne devrait connaître qu'en novembre les conclusions de l'expertise balistique qu'il a conduite à Kigali en septembre 2010 -, M. Sarkozy a cherché à tourner la page. En février 2010, à Kigali, le président français avait reconnu "de graves erreurs d'appréciation, une forme d'aveuglement" de la part de la France pendant le génocide. En accueillant M. Kagamé à Paris, M. Sarkozy entend sceller ces retrouvailles avec un pays aussi minuscule qu'influent en Afrique centrale et sur tout le continent.
Le paradoxe est que cette réconciliation formelle intervient à contretemps, alors que le caractère autoritaire de l'exercice du pouvoir par M. Kagamé - réélu en 2010 avec 93 % des voix - et la manière dont il instrumentalise la mémoire du génocide pour étouffer toute contestation sont de plus en plus critiqués, y compris par ses alliés les plus proches, les Britanniques et les Américains.
Un rapport publié en juin par le Center for Strategic and International Studies, rédigé à la demande du commandement militaire américain en Afrique (Africom), constate "l'échec du gouvernement (rwandais) à ouvrir l'arène politique, le rétrécissement de son assise, et sa volonté permanente de recourir à des moyens souvent brutaux pour réduire les opposants au silence". Le document souligne les défections qui se multiplient jusque dans l'entourage de M. Kagamé et le recours à "l'exil, l'intimidation, l'emprisonnement ou l'assassinat" pour faire taire les contestataires. Il estime que ce verrouillage "fait courir un grand risque à la stabilité (du pays)", l'une des vertus dont se prévaut le président rwandais.
Tout en reconnaissant les " avancées remarquables" du Rwanda (7 % de croissance économique, des performances en matière sanitaire et scolaire enviées en Afrique), Carina Tertsakian, chargée du Rwanda à Human Rights Watch, constate que "la peur règne à tous les niveaux, y compris désormais chez les Tutsi anglophones". Depuis 2008, ajoute-t-elle, une "loi sur l'idéologie génocidaire très floue est utilisée contre les opposants", comme Victoire Ingabire, qui a été empêchée de se présenter à l'élection présidentielle, arrêtée, et jugée depuis le 5 septembre.
Le président rwandais souhaite visiblement utiliser son voyage à Paris pour redorer son blason. Dès dimanche, il doit prendre la parole devant des membres de la diaspora rwandaise, dont certains seront convoyés par car depuis Bruxelles. L'opposition en exil prépare une manifestation en riposte. Côté français, la visite de M. Kagamé provoque des remous au sein de l'armée, dont le rôle en 1994 est violemment mis en cause par Kigali. Jean-Claude Lafourcade, ancien commandant de l'opération Turquoise déployée par la France à la fin et après le génocide, qualifie la venue de M. Kagamé d'"insulte pour les militaires français ayant servi au Rwanda".
Depuis 2008, le général Lafourcade est menacé de poursuites judiciaires au Rwanda, comme 20 officiers et 13 responsables politiques français, dont l'actuel ministre des affaires étrangères, Alain Juppé. A l'époque du génocide, M. Juppé occupait déjà ces fonctions et a défendu l'"opération humanitaire" Turquoise. Opportunément, M. Juppé voyagera en Australie et en Chine pendant que M. Kagamé séjournera à Paris. En mai, le président rwandais, répondant àJeune Afrique, qui lui demandait si M. Juppé "serait le bienvenu au Rwanda", avait répondu sèchement : "Pas à ma connaissance." "Cela tombe bien, je n'avais aucunement l'idée de m'y rendre, ni de serrer la main de Kagamé", avait répliqué le ministre français.
Aujourd'hui, alors que Paul Kagamé s'apprête à être reçu à l'Elysée, l'exécutif cherche à minimiser la portée de ces piques très peu diplomatiques. "Nous n'avons aucune arrière-pensée, dit-on dans l'entourage de M. Juppé. Nous sommes dans la perspective de la reconstruction d'une relation." "Alors que le Royaume-Uni et les Etats-unis envisagent déjà l'après-Kagamé, ce dernier, en position difficile, vient chercher à Paris une autre consécration, analyse l'universitaire André Guichaoua. Il pense la trouver en France auprès d'un président lui-même affaibli, et donc pas très exigeant." Nicolas Sarkozy, lui, cherche à redonner à la France l'influence qu'elle a perdue depuis 1994 dans la région des Grands Lacs. Une zone à la fois stratégique, en matière de ressources minières, et inquiétante, en raison de l'instabilité qui perdure dans l'immense République démocratique du Congo (RDC).
Or le petit Rwanda, qui est souvent intervenu en RDC, détient les clés de la paix - ou de la guerre - dans ce pays. Si, à Paris, on affirme "ne pas sentir clairement ce que les Rwandais attendent de nous", la démarche du président français, elle, est claire : reprendre pied au Rwanda, comme il a cherché à le faire en Côte d'Ivoire ou en Libye. En feignant d'oublier que depuis 1994, les atrocités vécues, les questions jamais éclaircies et le poids pour certains de la culpabilité font du Rwanda une lancinante passion française.
Philippe Bernard