Isidore Ndaywel: Mme Mushikiwabo aura «du mal à faire la leçon à d’autres pays africains»
Comment est regardée la candidature de Louise Mushikiwabo dans la plus grande ville francophone du monde ? Depuis ce mercredi, avec le soutien de la France, la ministre rwandaise des Affaires étrangères brigue le poste de secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie. Réaction d’une grande figure de l’OIF : l’historien congolais Isidore Ndaywel a été le directeur des Langues et de l’Ecrit à l’OIF de 1999 à 2005, puis le commissaire général du 14eme sommet de l’OIF, à Kinshasa en octobre 2012. Aujourd’hui, il est l’un des leaders du Comité laïc de coordination (CLC). En ligne de Kinshasa, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
RFI : Avez-vous été surpris par la décision de la France de lâcher Michaëlle Jean et de soutenir Louise Mushikiwabo ?
Isidore Ndaywel : oui, oui. Surpris tout de même parce que ce n’est pas dans les habitudes que, lorsqu’il est question d’une candidature, qu’il y ait une telle publicité. Cela donne l’impression que Michaëlle Jean a commis une faute tellement lourde qu’elle devrait être sanctionnée. C’est un peu l’impression que cela donne. Mais en dehors de cela, pourquoi pas une candidature de Louise Mushikiwabo. D’abord, il s’agit d’une candidature africaine, je ne peux qu’estimer que c’est une bonne idée. Une candidature de l’Afrique centrale et de l’océan Indien, très bonne idée parce que c’est la région où il n’y a jamais eu de secrétaire général. Je pense aussi que c’est une bonne stratégie de chercher une Rwandaise, c’est une manière de ramener le Rwanda au bercail, encore que le Rwanda n’ait jamais quitté la Francophonie.
Vous qui connaissez bien les arcanes de la Francophonie, quelle est la vraie raison pour laquelle la France lâche le Canada et soutient le Rwanda ?
Probablement parce que la France veut avoir la haute main sur la Francophonie, mais je dois dire que puisqu’il s’agit d’une candidature africaine, normalement il faudrait laisser à l’Afrique présenter cette candidature et en faire la publicité. Et prendre la place de l’Afrique pour présenter cette candidature, cela paraît très suspect. La France, je le crains, donne l’impression que la Francophonie n’est qu’une annexe de la France, le bras séculier de la France, alors que le discours habituel de la Francophonie est de démontrer que c’est finalement un regroupement d’une centaine d’Etats, et que ce n’est pas un outil de la France. Donc là, on serait quelque part dans une espèce de recul.
Pensez-vous que la France attend un gain politique plus fort de la part d’une secrétaire générale rwandaise, plutôt que de la part d’une secrétaire générale canadienne ?
Je pense que la France a un problème avec… Quelque part, il y a une mauvaise conscience et on devrait résoudre cette question. Tout le monde sait bien qu’il y a eu le génocide tutsi au Rwanda, on ne va pas tourner autour du pot. Mais on sait que la France n’a pas eu un rôle qui soit tout à fait transparent, tout à fait intéressant dans cette affaire. Donc le fait de se rapprocher de cette manière-là du Rwanda, c’est quelque part un peu une manière de corriger et de dire pardon sans le dire ouvertement, directement.
En soutenant la candidature de Mushikiwabo à OIF, Macron dit pardon à Kagame sans le dire ouvertement!
Au regard de la démocratie et des droits de l’homme, que pensez-vous de la candidature de Louise Mushikiwabo ?
Déjà en soi, la Francophonie politique, celle qui lutte pour les droits de l’homme, pour le respect des libertés publiques, c’est déjà quelque chose qui ne marche pas bien, qui ne fonctionne pas bien. Sur un terrain africain où il y a énormément de problèmes de droits humains, d’élections, des irrégularités. Alors a fortiori avec la nouvelle secrétaire générale provenant du Rwanda, où la situation économique est sans doute fort élogieuse, mais où la situation au niveau des droits humains, du côté des libertés, est une situation contestable. Donc de ce fait-là, elle aura beaucoup de mal, me semble-t-il, provenant du Rwanda, à faire la leçon à d’autres pays africains.
Et que déplorez-vous justement au niveau de la démocratie et des droits de l’homme au Rwanda ?
Je constate qu’au Rwanda, d’après toutes les informations qui nous parviennent, il y a une très grande marginalisation d’une partie de la population et l’expression, la liberté d’expression n’est pas évidente. Au contraire, il faut vraiment bien réfléchir, bien tourner ses phrases avant de s’exprimer, spécialement lorsqu’on aborde des questions politiques. Donc c’est sur ce terrain qu’il y a des difficultés. Sans compter que le Rwanda, dans la région, a aussi des problèmes dans la mesure où la mémoire congolaise reste très très marquée par tout ce qui s’est passé au Congo depuis la fin du génocide : le fait qu’on ait fait porter aux Congolais, je dirais, le poids de ce qui s’est passé au Rwanda comme si les Congolais y étaient impliqués, le fait que finalement la guerre rwandaise s’est transposée sur les rives gauches du lac Kivu au point même de continuer à constituer quelque chose de très grave jusqu’à ce jour au Congo. Là aussi, je ne peux pas imaginer que cela ne puisse pas poser problème, du moins au point de départ. Mais probablement, puisque nous avons affaire à une diplomate et puisque, pour le moment, le président Kagame est président de l’Union africaine, probablement qu’à ce niveau il y aura des efforts qui seront faits pour qu’au niveau de la région, on ait une vision plus intéressante du Rwanda.
Actuellement dans votre pays, la République démocratique du Congo, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) effectue un audit du fichier électoral. La tâche n’est pas facile. Est-ce que vous êtes satisfait ou pas de l’engagement de Michaëlle Jean pour la démocratie dans votre pays ?
Pas vraiment. Nous pensons que cela reste très formel. On ne va pas au fond des choses, parce que parler de la démocratie dans notre pays, c’est avoir le courage de tenir un discours contradictoire. Et cela, je pense que c’est extrêmement difficile lorsque les responsables n’ont pas la force nécessaire pour le faire. Sinon on est là pour enregistrer, pour estimer que ce qui se passe est bien, et probablement pour faire quelques réflexions allant dans le sens de dénoncer les choses, mais des réflexions qui n’ont absolument aucun impact sur les faits, sur la réalité. Donc de ce point de vue là aussi, je crains que la Francophonie ait été imprudente parce qu’elle risque de perdre ses plumes sur un terrain comme celui de la RDC.
Et au mois d’octobre 2018, si c’est Louise Mushikiwabo, pensez-vous qu’elle fera mieux ou moins bien que Michaëlle Jean sur le terrain congolais justement ?
Je note que, quand même, il y a un vent nouveau depuis que le président Kagame est président de l’Union africaine et que, probablement, la secrétaire générale nouvelle se mettrait dans cette ligne. Mais il va falloir encore compter sur l’opinion de la population qui a le souvenir des souffrances et qui a été fortement humiliée. Je pense qu’il faudra du temps pour que nous arrivions vraiment à avoir des rapports tout à fait sereins et tout à fait normaux dans certains contextes.
Vous parlez des rapports entre l’opinion congolaise et les autorités rwandaises ?
Voilà.
Oui, ce ne sera pas simple pour les Congolais de travailler en partenariat avec une secrétaire générale de nationalité rwandaise, c’est cela que vous voulez dire ?
Oui. Et surtout que ce n’est pas un visage nouveau. C’est tout de même quelqu’un qui, presque pendant une décennie [de 2009 à aujourd’hui], a représenté la diplomatie rwandaise, et donc qu’on a vue sur plusieurs dossiers. Cela peut changer et fort heureusement aussi, en Afrique, les choses changent facilement. Mais je signale tout simplement qu’au point de départ, il y aura cette difficulté.
Source : rfi.fr