Massacre de Tingi Tingi (RDC) en 1997: Reed Brody témoigne
C'est un crime de masse qui est passé sous silence depuis 20 ans. Selon MSF, Médecins sans frontières, quelque 190.000 réfugiés hutus rwandais ont été massacrés dans les forêts de l'est du Congo-Kinshasa, notamment dans la clairière de Tingi Tingi. L'avocat américain Reed Brody a fait partie d'une équipe de 20 enquêteurs désignés par le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan qui s'est rendue sur place quelques mois plus tard. Aujourd'hui, Reed Brody est membre de la Commission internationale de juristes, basée à Genève. Il témoigne au micro de RFI.
RFI : Reed Brody, il y a vingt ans, le 1er mars 1997, le camp de réfugiés de Tingi-Tingi a été pris d’assaut par les rebelles de Laurent Désiré Kabila et l’armée rwandaise. Qu’est-ce qui s’est passé ce jour-là ?
Reed Brody : D’après nos informations, ce jour-là, des éléments des rebelles de Kabila et l’armée rwandaise sont entrés dans le camp, où il y avait 200 à 150 000 réfugiés hutus rwandais et ils ont tué sans discrimination ceux qui restaient. D’après nos informations, une bonne partie avait déjà quitté le camp, mais plusieurs centaines d’entre eux s’y trouvaient encore, y compris des malades qui ne pouvaient pas fuir. Et selon des témoins, les soldats auraient tué la plupart des victimes à coups de couteau.
RFI :La tuerie de Tingi-Tingi n’est que l’un des massacres de réfugiés hutus commis dans l’est du Congo pendant cette guerre. Est-ce qu’on a une idée, Reed Brody, du nombre de réfugiés massacrés entre février et mai 97 pendant l’avancée victorieuse des rebelles et de l’armée rwandaise ?
C’est très difficile de le savoir. Des estimations varient entre 100 000 et 300 000 et des charniers continuent même aujourd’hui à être découverts.
RFI :Ce que l’on sait quand même, je crois, Reed Brody, c’est qu’en octobre 96, au début de la guerre, le Haut-commissariat aux réfugiés avait dénombré plus d’un million 200 000 réfugiés hutus rwandais dans l’est du Congo et que 900 000 d’entre eux étaient rentrés alors au Rwanda. Il restait quelque 340 000 réfugiés qui s’étaient enfuis sur les routes vers l’ouest du Congo. Est-ce qu’on a une idée du nombre de survivants sur ces 340 000 personnes ?
Eh bien justement, non. Il faut voir qu’il y avait d’abord le génocide au Rwanda, où entre 500 et 800 000 personnes ont été massacrées. Les génocidaires ont été vaincus par le Front Patriotique Rwandais dirigé par Kagamé, et craignant des représailles, plus d’un million de Hutus rwandais ont fui le Rwanda pour se réfugier justement, dans l’est du Congo. Mais les réfugiés étaient accompagnés de génocidaires, notamment des milices Interahamwe qui ont pris le contrôle de ces camps et en ont profité pour lancer des attaques contre le Rwanda et contre les Hutus congolais. Le président Kagamé qui n’était pas à l’époque président, se plaignait de l’existence de ces milices à ces frontières et a fini par lancer des attaques. Or, face à ces attaques, une partie des réfugiés est rentrée au Rwanda et une autre partie est allée plus loin dans la forêt congolaise. Et c’est là où la traque de ces réfugiés a commencé. Des massacres ont été commis par les rebelles aidés par l’armée rwandaise de Kagamé.
RFI :Selon un rapport de Médecins Sans Frontières de mai 1997, les rebelles de Laurent-Désiré Kabila et l’armée rwandaise de Paul Kagamé ont mis alors en place une stratégie délibérée visant l’élimination de tous les réfugiés rwandais restants, y compris les femmes et les enfants.
C’est très possible. La plupart des corps qui ont été retrouvés c’était des femmes, des enfants, etc. Donc il est très possible que des Hutus aient été tués en tant que tels.
RFI :Un agent humanitaire de Médecins Sans Frontières qui était à Tingi-Tingi témoigne : « Nos cris vers la communauté internationale se brisaient sur des refus polis. On nous parlait de mauvaise image des réfugiés ».
Justement, il y avait ce grand problème politique : tout le monde était très content de voir le renversement de Mobutu, donc on ne voulait pas se poser de questions.
RFI :C’est-à-dire que ces 340 000 réfugiés Hutus rwandais qui fuyaient vers l’intérieur du Congo c’était tous des génocidaires, j’imagine, pour le régime rwandais, mais peut-être pas seulement pour le régime rwandais, aussi pour la communauté internationale ?
Non. Evidemment, il y avait une toute petite partie qui était des génocidaires. La grande partie de ces réfugiés était des civils hutus qui craignaient des représailles. Mais il faut voir le contexte. Il y avait à ce moment-là un nouveau leadership en l’Afrique centrale qui était vanté par les Etats-Unis et la communauté internationale. Il y avait Monsieur [Yoweri] Museveni, il y avait [Paul] Kagamé. Donc on voulait accueillir ces nouveaux leaders sans poser trop de questions.
RFI :Et ce même agent humanitaire de MSF dit : « On nous parlait aussi de pression américaine ».
Je peux témoigner que c’était vrai. Nous, on voulait accéder à Tingi-Tingi et aux autres sites des massacres. Le gouvernement Kabila a refusé et j’ai été personnellement objet de pressions du gouvernement américain qui voulait qu’on dise qu’on a fait notre enquête, mais sans descendre sur le terrain. Et donc on avait des pressions du gouvernement américain pour enquêter seulement là où Kabila voulait qu’on enquête.
RFI :Donc il y avait des consignes du président Bill Clinton pour qu’on ferme les yeux sur le massacre de ces réfugiés hutus ?
Jusque-là je ne peux pas parler de Bill Clinton, mais ce que je peux dire c’est que l’ambassadeur sur place et même au département d’Etat, voulait qu’on puisse dire qu’il y a eu une enquête et que maintenant on peut [avancer].
RFI :Alors combien de morts au total ? Vous dites entre 100 000 et 300 000. Médecins Sans frontières parle de quelque 190 000 personnes tuées. Dix ans plus tard, en 2007, les Nations unies décident de faire une nouvelle enquête et en 2010 c’est la sortie du fameux rapport Mapping sur ces massacres. Quelle suite la communauté internationale a-t-elle donnée à ce dernier rapport ?
Justement, aucune. Et ça c’est le problème. Déjà en 98 notre équipe avait appelé les Nations unies à demander justice pour les victimes de ces crimes. Et Kofi Annan, quand il a présenté notre rapport devant le Conseil de sécurité, a demandé que les coupables de violation rendent des comptes. Mais en 98, comme douze ans plus tard, le Conseil de sécurité a enterré le rapport. Et en fait, quand je lis ce rapport Mapping, ce qui est triste c’est qu’on voit le cycle des massacres et l’impunité. Il y a un cycle où il y a des violations des droits de l’Homme et des vengeances alimentées chaque fois par l’impunité. Et ce qui est vraiment décourageant pour moi c’est de voir, douze ans après, les mêmes genres de massacres, les mêmes acteurs. Et cela continue. Et il n’y a pas une volonté politique de la part de la communauté internationale de passer à l’étape suivante qui est d’identifier les meurtriers et de les traduire en justice.
RFI :Et peut-on dire que de Bill Clinton à Barack Obama il y a des administrations américaines qui veulent regarder ailleurs ?
Je crois que les administrations américaines ont envie de soutenir le Rwanda et donc ne se soucient pas suffisamment de ces massacres.
RFI